Dossier Laméca
Départementalisation
La Guadeloupe de 1946
LE CONTEXTE
LES ANTILLAIS EN 1946
Les témoignages d’observateurs avertis, qu’ils soient politiciens, journalistes, sociologues ou géographes, sont unanimes à révéler que le tableau qu’offre l’ensemble de la Caraïbe au lendemain de la Seconde guerre mondiale est celui de l’omniprésence d’une misère profonde et endémique :
« Les Antilles britanniques sont les taudis de l’Empire », écrit l’ancien Premier Ministre britannique Lloyd George.
Rémy Nainsouta, de retour en Guadeloupe après une longue carrière de vétérinaire en Afrique, ne dit pas autre chose en observant les contrastes apparents aux Antilles françaises : « Beaucoup de misères au milieu de ressources naturelles illimitées »
« Terres de statistiques flatteuses et de réalités déprimantes », affirme Luis Muñoz Marin, leader politique Porto-ricain à propos des Grandes Antilles.
Le géographe Eugène Revert qui a longuement séjourné aux Antilles va dans le même sens : « Contraste entre le luxe éclatant de quelques-uns et l’infinie misère de la masse ».
Le sociologue Michel Leiris, enfin, nous offre comme une synthèse des témoignages précédents : « Impression de cauchemar, tableau de honte et de misère ».
La Caraïbe, terre de vieille colonisation, puisque entièrement passée sous la férule de l’Europe mercantiliste dès le XVIIe siècle, a manifestement du mal à se départir du lourd héritage de l’ère esclavagiste. Passé l’âge du « sucre roi » qui a fait sa fortune et favorisé les débuts de sa Révolution industrielle, l’Europe s’est ensuite d’autant plus désintéressée des îles qu’elles n’entraient pas dans le nouveau schéma de ses appétits impérialistes à partir du milieu du XIXe siècle. Par opportunisme, plus que par acquis de conscience, elle a, certes, aboli l’esclavage dans ses colonies antillaises mais elle s’est trop peu souciée d’en solder les effets structurels générateurs de sociétés où se perpétuent les canevas de l’ancien régime colonial.
En l’occurrence, préjugés de couleur aidant, l’on y a maintenu quasiment intactes les formes de domination forgées dans les affres de l’esclavage : les fils d’affranchis, toujours dépourvus de terres pour la plupart, sont dans la même situation de dépendance financière et alimentaire que leurs ancêtres serviles vis-à-vis des fils des anciens maîtres. Et leur condition est peut-être souvent pire car ces derniers ne sont plus tenus aux anciennes obligations de droits et de devoirs qu’impliquaient à la fois la législation codifiée et le souci de rentabilité de leur investissement initial.
Dès lors, comment s’étonner que le maître mot commun à toutes les îles soit celui de la pauvreté généralisée et du dénuement des hommes : salaires de famine, sous-emploi et chômage sévissent partout avec leurs incontournables corollaires que sont l’alcoolisme, la malnutrition, l’analphabétisme et les maladies de carence. L’absence de revenus génère une nourriture insuffisante et inadéquate faite d’excès de féculents et d’insuffisance de graisse et de protéines animales. Il en résulte un terrain favorable à l’amplification des vecteurs de la malaria, des parasitoses multiples, des vers, de la tuberculose et même des formes de survivance du pian, ce terrible fléau qui ravageait jadis les effectifs des habitations sucreries. Le taux de mortalité infantile, évalué à 230 pour mille à la Martinique en 1946, est largement révélateur du drame sanitaire et social qui constitue le quotidien des îles.
Si on y ajoute un habitat précaire, avec des cases exigües et sordides dans lesquelles on ne dispose que de hardes pour dormir, et une pression démographique qui provoque un exode croissant vers les taudis des villes portuaires, l’on peut aisément en conclure que la condition des hommes aux Antilles est le reflet des dures réalités du système colonial qui y perdure envers et contre tout. Et encore le problème est-il aggravé en ces lendemains de guerre par les appétits aiguisés de l’ogre nord-américain qui s’est juré, en vertu de la doctrine Monroe, d’inclure la totalité de la Caraïbe dans sa chasse gardée géopolitique !
Les Etats-Unis, en effet, première nation à s’être émancipée de la domination coloniale européenne, entendent bien évincer de l’espace américain les puissances du Vieux Monde afin d’y concrétiser leur vieux rêve de domination. Encouragés par leur victoire sur l’Espagne en 1898, ils ont depuis intégré à leur nouvel empire les anciennes possessions espagnoles, Puerto Rico, devenue colonie américaine, mais aussi Cuba par le biais du subtil amendement Platt qui leur octroie, outre deux bases navales dont celle de Guantanamo, un droit constitutionnel permanent d’intervention dans l’île. Dans la foulée, ils achètent au Danemark, en 1917, les îles de Saint John, Saint Thomas et Sainte Croix pour la somme de 25 millions de dollars.
Désormais, les Etats-Unis envisagent surtout de tirer profit de la marginalisation dont sont victimes les colonies antillaises au sein des deux immenses empires coloniaux de l’Angleterre et de la France.
L’évolution constitutionnelle des îles britanniques ne peut que les encourager en ce sens. Au lendemain de l’émancipation des esclaves, les rapports tendus entre anciens maîtres et affranchis contraignent le gouvernement de Londres à imposer aux îles le statut de Crown colonies (colonies de la Couronne) renforçant les pouvoirs du gouverneur au détriment de la représentation élective qui est carrément supprimée, les conseils législatifs étant simplement nommés. Aussi, pendant plus d’un siècle, ce système ne favorise que les planteurs et l’émergence d’une bourgeoisie mulâtre qui se contente de reproduire le mode de vie britannique au détriment des intérêts du plus grand nombre. La crise économique mondiale amplifiée par la faiblesse des économies se traduit par une multiplication des mouvements sociaux accompagnés d’émeutes dans de nombreuses îles entre 1935 et 1938. Cette situation suscite la formation de partis politiques qui obligent Londres à reconsidérer les évolutions statutaires dans un sens plus démocratique. La Grande Bretagne y ayant appliqué le principe de la décentralisation administrative, il en est résulté une absence totale d’unité et des rapports controversés entre les îles mais aussi avec la métropole anglaise.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la Caraïbe anglophone découvre tout juste et encore partiellement le suffrage universel. Mais la volonté de s’attaquer ensemble à leurs problèmes communs commence à prévaloir. En 1944 se tient à la Barbade une première West Indian Conference. Mais l’impulsion viendra surtout de la seconde conférence intercoloniale régionale qui se réunit à Montego Bay en Jamaïque en 1947. Toutes les possessions britanniques, à l’exception des Bahamas, y sont représentées. Les premiers jalons de la future fédération des îles britanniques qui n’aboutira qu’en 1958 y sont posés, avec la bénédiction du gouvernement anglais qui y voit un moyen de contrer les ambitions du voisin américain.
« Ce danger immense du grand risque yankee » est aussi évoqué en ces termes pour les colonies françaises d’Amérique par Aimé Césaire, rapporteur, en 1946, à l’Assemblée Constituante française du projet de loi visant à ériger les « quatre vieilles » colonies de la France en départements français d’outremer. Il est vrai qu’à deux reprises, en 1899 mais surtout en 1919, les tractations ont eu lieu entre les gouvernements américains et français sur la cession des îles antillaises aux Etats-Unis. Lors des négociations du traité de Versailles, la France y avait vu un moyen d’indemniser les Etats-Unis après leur intervention décisive dans la Grande Guerre. Mais elle dut reculer face à la mobilisation des habitants qui l’ont vécu comme une marque de trahison après trois siècles de fidélité à la métropole. Ce contexte international, alimenté par l’esprit de la Charte de San Francisco de 1945 préconisant la fin des dominations coloniales, fut moins déterminant dans l’évolution statutaire de 1946 que le contexte national et les considérations locales.
Au plan national, l’esprit de la conférence africaine de Brazzaville en 1944 a incontestablement inauguré un renouveau dans la pensée coloniale traditionnelle. De Gaulle y prononce, en effet, ces phrases mémorables :
« Dans tous les territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire qu’il en soit ainsi ».
Il va sans dire que la revendication assimilationniste des élus antillais est à contre-courant de ce discours de circonstance et de son esprit qui ne va nullement prévaloir, d’ailleurs, à court terme. Dès octobre 1945, une circulaire ministérielle établit l’exception coloniale pour les quatre vieilles en précisant qu’ « assimilées à la métropole par les mœurs, la langue, la liberté des cultes, la pensée et les sentiments et liées à la France depuis longtemps…, elles tendront tout naturellement à devenir des départements ».
Pourtant, l’initiative de la loi de départementalisation n’émane nullement d’une volonté ni d’une décision du pouvoir métropolitain mais bel et bien de celles des élus des colonies, en l’occurrence trois députés communistes (Césaire et Bissol de la Martinique, Vergès de la Réunion) auxquels se joint le Guyanais Monnerville. Leur préoccupation est à la fois historique et sentimentale d’une part, pragmatique d’autre part.
C’est l’attachement fidèle à la métropole, symbolisé par le Tricentenaire célébré en grandes pompes en 1935, qui leur sert de cheval de bataille pour revendiquer, dans la lignée des pères de la IIIème République, l’Assimilation. Plusieurs fois refusée à leurs prédécesseurs, cette dernière est de nouveau revendiquée avec force dans une Assemblée Constituante où les élus de gauche sont majoritaires et décidés à faire un geste pour ces colonisés qui ont payé un lourd tribut pour la défense de la patrie lors des deux conflagrations mondiales. L’assimilation leur paraît par ailleurs nécessaire pour mettre fin à la misère qui règne dans les îles et pour y résoudre les problèmes sociaux, pour les sortir du chaos social qui les guette. Dans les conclusions de son rapport devant l’Assemblée, Aimé Césaire préconise « la fin de l’exception coloniale pour quatre colonies qui, arrivées à leur majorité, demandent un rattachement plus strict à la France ».
Or, c’est précisément ce que conteste la seule voix parlementaire discordante dans ce débat. Le député de la Guadeloupe, Paul Valentino quoique tout autant favorable à cette assimilation, fait tout de même entendre sa différence sur sa façon de la concevoir :
« J’ai la conviction intime qu’une assimilation qui remettrait désormais au Gouvernement central la responsabilité totale du destin des peuples coloniaux finirait par porter atteinte aux liens sentimentaux qui les unissent à la métropole… Je ne pense pas qu’il faille aller vers une assimilation administrative. Ce qui s’impose, c’est un renforcement des pouvoirs des assemblées locales et non point une assimilation qui réduirait ces pouvoirs ».
Quoique la loi du 19 mars 1946 ait été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée, il n’est pas inintéressant d’analyser le point de vue des Ministres au cours des débats, histoire de prouver les réticences du Gouvernement français à octroyer cette assimilation :
Celui d’André Philip, le Ministre des finances tout d’abord qui, dès le 7 mars, adresse au Président de la Commission d’outremer ses conclusions rédigées en ces termes :
« Il paraît indispensable de ne pas faire obligation au Gouvernement d’appliquer aux quatre territoires intéressés la législation française. Il faut lui laisser l’appréciation de l’opportunité de cette extension et le soin de l’assortir des mesures d’application nécessaires ».
Plus instructives encore, les objections de Marius Moutet, le Ministre de la France d’Outremer qui, au plus fort des débats met en garde les élus contre les risques encourus d’appliquer leur requête d’une assimilation intégrale :
« Je crains, dit-il, que les vieilles colonies n’apparaissent comme des parents pauvres qui pourront être sacrifiés devant l’urgence de certains intérêts métropolitains ».
« Il est inutile d’espérer que la France intègre 900.000 personnes de plus dans la masse de celles qui bénéficient des lois sociales ».
« Vous légiférez dans l’enthousiasme mais il est dangereux de faire des promesses qui seraient suivies de déceptions ».
Des propos très réalistes dont l’on a fait bien peu de cas dans l’euphorie de 1946. Une décennie plus tard, l’enthousiasme a largement laissé la place au désenchantement et aux premiers appels au divorce avec la France tant le bilan est désastreux surtout dans les domaines où l’attente était la plus pressante : l’activité économique et, surtout, l’espoir de sortir rapidement de la misère endémique.
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SOMMAIRE
La Guadeloupe de 1946 - introduction
La Loi de départementalisation du 19 mars 1946
LE CONTEXTE
Les Antillais en 1946
Population et Santé publique (tableaux)
Économie (tableaux)
L'économie de la Guadeloupe analysée par son dernier gouverneur
La presse écrite et les débuts de la radio
LA GUADELOUPE POLITIQUE
Les maires de la Guadeloupe en 1945 et 1947
La Guadeloupe et la représentation nationale en 1946
Le Conseil Général en 1946
"Ce que signifie l'assimilation"
LES HOMMES
Joseph Pitat, l'homme fort du nouveau département
Paul Valentino et la loi d'assimilation
LES DISCOURS
Aimé Césaire
Gaston Monnerville
Paul Valentino
Raymond Vergès
Illustrations audio-vidéo
Bibliographie
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par René Bélénus
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mars 2006 - décembre 2021