Dossier Laméca
Départementalisation
La Guadeloupe de 1946
LES DISCOURS
PAUL VALENTINO
Extrait de discours : Paul Valentino
(Assemblée Nationale Constituante, 14 mars 1946)
Mesdames, Messieurs
Je suis le messager de l’une des quatre colonies qu’il vous est proposé de classer comme départements.
Quelques instants vous suffiront pour faire un sort aux propositions qui vous sont soumises, mais c’est seulement dans quelques mois que vous pourrez juger votre décision dans toutes ses conséquences.
Ce n’est pas la première fois que de telles propositions sont présentées à une assemblée française et, si vous acceptiez celles d’aujourd’hui, ce ne serait pas la première fois que ces colonies se trouveraient élevées au rang de département.
Au moment où la France se montre inquiète et nerveuse de sentir que certaines populations coloniales gagnent à la…. je pense qu’il ne serait pas mauvais pour elle de méditer la politique coloniale qu’elle a pratiquée dans le passé ; peut-être y trouveraient-elle des enseignements qui éclaireraient sa route.
Quant à moi, fils d’une terre associée à l’histoire de la France depuis longtemps, au point que Jaurès en a pu dire qu’elle est « un morceau de l’histoire de France palpitant sous d’autres cieux » ; fils d’une terre où les français s’établirent en 1523 pour la première fois, chaque fois que j’ai voulu remonter aux origines de mon pays, j’ai parcouru toute l’histoire de la colonisation française. Ce voyage que j’ai fait bien souvent, je crois qu’il m’a laissé quelque expérience.
Qui donc, faisant un tel voyage, ne trouverait pas quelque message laissé dans un recoin de l’histoire ? J’en ai rapporté, pour ma part, la conviction que la politique de la France fut généreuse. Elle le fut longtemps et il fallut le capitalisme pour modifier cette politique française.
Si nous consultons la charte que Richelieu concédait à la « Compagnie des isles d’Amérique », le 12 février 1635, nous lisons dans son article 3 :
Les dits associés feront passer aux isles dans vingt ans du jour de la ratification qu’il plaira à Sa Majesté de faire desdits articles, le nombre de 4000 personnes au moins de tous sexes ou feront en sorte que, par elle, le plus grand nombre y passe dans ledit temps.
Et à l’article 11, nous lisons :
Les descendants des français habitant les dites isles et les sauvages qui seront convertis à la foi et en feront profession seront censés et réputés naturels français capables de toutes charges, honneurs, successions, donations, ainsi que les originaires et régnicoles, sans être tenus de prendre lettres de déclaration ou naturalité.
Ainsi donc à l’origine de la colonisation française, la politique de la France tendit vers l’assimilation des personnes. Les colonies avaient leurs esclaves certes, mais la métropole avait ses serfs. Et c’est pourquoi, au cours de la première Révolution, Robespierre, le 12 mai 1791, à une séance de l’Assemblée nationale, pouvait dire à ceux qui contestaient aux hommes de couleur libres le droit de concourir à la formation des assemblées coloniales :
Avant tout, il est important de fixer le véritable état de la question. Elle n’est pas de savoir si vous accorderez les droits politiques aux citoyens de couleur, mais si vous les leur conserver, car ils en jouissaient avant vos décrets.
Les gens de couleur, étant citoyens des colonies et ayant, par les lois anciennes…. - j’appelle à votre attention sur les mots : "par les lois anciennes" - ...non abrogées par vos décrets sur la qualité de citoyen actif, les mêmes droits que les colons blancs, doivent partager cette initiative.
Cette politique de la France fut bonne. Et je crois qu’il suffirait aujourd’hui à notre pays d’en reprendre l’esprit et de s’en inspirer pour recouvrer la sérénité et raffermir son destin.
Malheureusement il poursuit une politique inaugurée par Napoléon, élaborée dans la couche de Joséphine, et que le capitalisme l’oblige à poursuivre.
A partir du moment où la France, cessant d’envoyer ses enfants s’établir dans les colonies, se contenta d’y faire des investissements de capitaux, le capitalisme courbé sous ses directives inhumaines toute la politique coloniale de la France, et c’est contre cette politique coloniale que les représentants des territoires d’outre-mer qui siègent ici entendent s’élever.
Certes à la différence de ceux qui ont pris l’initiative de la proposition de loi que nous discutons, je ne pense pas qu’il faille aller vers une assimilation administrative. J’estime que la politique des partis républicains a du bon et qu’elle devrait tout simplement se transposer sur le plan de la politique coloniale pour inspirer les décisions de notre Assemblée que je crois tout de même animée des sentiments révolutionnaires aussi profonds, aussi fervents, aussi évidents que ceux des assemblées révolutionnaires du passé.
Si les élus des peuples coloniaux qui siègent dans les assemblées locales pouvaient contribuer à l’organisation de la vie économique de leurs territoires, les liens affectifs qui unissent ces populations à la France s’en trouveraient resserrés.
L’expérience que j’ai acquise dans les fonctions électives que j’ai remplies me montre que c’est parce que le sort des colonies se trouve décidé à Paris, sur la base d’informations insuffisantes, et quelquefois sur les conseils de services qui n’ont pas les mêmes préoccupations que les élus coloniaux, qu’il y a tant d’âpreté à l’heure actuelle dans les revendications coloniales.
J’ai la conviction intime qu’une assimilation qui remettrait désormais au Gouvernement central la responsabilité totale du destin des peuples coloniaux finirait par porter atteinte aux liens sentimentaux qui les unissent à la métropole.
C’est en raison de la fraude électorale que les assemblées coloniales, dont le recrutement fut si souvent truqué, n’ont pas pu mettre en œuvre la politique voulue par les populations, ce que les véritables élus du peuple n’auraient pas manqué de faire.
Aujourd’hui que trempés dans la résistance à l’oppression vichyste, ces peuples montrent une combativité interdisant au Gouvernement de leur imposer des représentants qui ne soient pas de leur choix, je crains qu’une assimilation excessive ne les prive de l’exercice d’un pouvoir politique qu’ils ont déjà conquis, puisque les colonies dont nous parlons en ce moment n’ont envoyé ici que des communistes et des socialistes. Croyez-vous que la maturité politique de ces populations ne les incitera pas demain à juger, comme vous le feriez certainement vous-mêmes les conséquences des décisions que vous allez prendre aujourd’hui ?
Ne sentez vous pas que la domination exercée par les services ministériels sur les décisions gouvernementales amènera parfois le Gouvernement à prendre des mesures en retard sur les aspirations populaires ? Ce sera alors contre le gouvernement métropolitain que s’orientera la colère des masses.
Je sais qu’il est parfois difficile de faire son devoir. A parler toujours de sincérité, on se met en flèche et l’on est frappé de suspicion. Vous savez quel est mon attachement à la France, et s’il me faut quelquefois heurter certains sentiments pour traduire les suggestions que me dicte cet attachement, je le fais sans aucune hésitation.
D’avoir profondément médité le problème pour mon territoire, me permet aujourd’hui d’attirer l’attention de mes collègues sur la nécessité d’aborder avec sang-froid, avec clairvoyance, les questions qu’il s’agit de résoudre actuellement.
On cherche des références dans le passé et l’on dit : « Un sénateur de la Martinique, un sénateur de la Guadeloupe avaient, il y cinquante-six ans, réclamé l’assimilation que nous demandons aujourd’hui.
On remonte plus loin encore et l’on déclare que l’assemblée coloniale de la Guadeloupe, en 1836, avait exposé une semblable revendication. Non! Certes, l’assemblée coloniale de 1836 était composée de colons esclavagistes. Le régime censitaire ne permettait, en effet, qu’aux esclavagistes de trouver place dans les anciennes assemblées coloniales.
Ce que réclamaient les membres de cette assemblée coloniale de 1836, c’était le droit d’établir souverainement un budget parce qu’ils avaient le sentiment que, détenant le pouvoir politique, ils sauraient, mieux que l’autorité métropolitaine, servir leurs propres intérêts.
Mais aujourd’hui que, par le jeu de la démocratie et par l’application des principes du suffrage universel , on peut dire que le prolétariat gouverne les assemblées locales, ne sentez-vous pas que cette même revendication sera aussi dictée à la classe prolétarienne par ses intérêts ?
Voilà comment la question se pose en ce moment.
Lorsqu’on me rappelle les propositions de loi de MM. Lagrosillière et Boisneuf, je ne peux oublier que M. Lagrosillière a siégé au palais Bourbon de 1914 à 1939 et que, ayant acquis de l’expérience, il n’a plus insisté pour faire aboutir la proposition qu’il avait élaborée.
Je me rappelle aussi que Boisneuf qui, en 1915, avait signé une proposition analogue, prenait une position contraire en 1922, dans son Manuel des conseillers généraux des colonies. Au conseil général de la Guadeloupe, dont il était le président il faisait en 1925, adopter une motion qui infirmait sa position initiale.
Que dit Boisneuf dans la préface de son ouvrage, écrite en 1922, sept ans après sa proposition d’assimilation intégrale ? Il dit :
Nous ne saurions, sous peine de périr, nous contenter d’un pseudo-régime d’autonomie financière ou budgétaire.
Il ajoutait :
Qui dit autonomie, dit pouvoir propre de décision. Nous ne voulons nous payer de mots, laisser appeler autonomie ce qui ne saurait qu’assujettissement, laisser qualifier de décentralisation ce qui ne saurait que déconcentration.
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SOMMAIRE
La Guadeloupe de 1946 - introduction
La Loi de départementalisation du 19 mars 1946
LE CONTEXTE
Les Antillais en 1946
Population et Santé publique (tableaux)
Économie (tableaux)
L'économie de la Guadeloupe analysée par son dernier gouverneur
La presse écrite et les débuts de la radio
LA GUADELOUPE POLITIQUE
Les maires de la Guadeloupe en 1945 et 1947
La Guadeloupe et la représentation nationale en 1946
Le Conseil Général en 1946
"Ce que signifie l'assimilation"
LES HOMMES
Joseph Pitat, l'homme fort du nouveau département
Paul Valentino et la loi d'assimilation
LES DISCOURS
Aimé Césaire
Gaston Monnerville
Paul Valentino
Raymond Vergès
Illustrations audio-vidéo
Bibliographie
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par René Bélénus
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mars 2006 - décembre 2021