Dossier Laméca
Départementalisation
La Guadeloupe de 1946
LES DISCOURS
RAYMOND VERGES
Extrait de discours : Raymond Vergès
(Assemblée Nationale Constituante, 12 mars 1946)
Mesdames, Messieurs
Les vieilles colonies de l’océan indien et de la mer des Caraïbes sont proches parentes. Quand on parle des unes, on parle des autres, et mon camarade M. Aimé Césaire vient de le démontrer dans son rapport aussi éloquent que documenté.
Je ne reviendrai pas donc pas sur les lois ou les décrets qui réglementent de façon plus ou moins heureuse notre existence coloniale à mesure de son évolution.
Toutefois, la question qui nous occupe tient trop au cœur de nos compatriotes pour que je n’ajoute pas quelques mots sur certains points particuliers concernant la Réunion qui sollicite, avec les Antilles, son intégration dans la communauté française.
Sans être aux antipodes, l’île de la Réunion se situe à une dizaine de milliers de kilomètres dans les mers du Sud, c’est-à-dire très loin de la métropole. Cependant nulle autre colonie ne s’y rattache par des liens plus étroits ni plus solides.
Contrairement à toutes les terres d’outre-mer, la Réunion ne résulte pas, en effet, de notre installation pacifique ou guerrière chez des peuples consentants ou non consentants. Là-bas, il n’y avait personne.
Certes on n’ignorait pas son existence. Les navigateurs arabes, portugais, hollandais, anglais, français y faisaient de fréquentes escales pour renouveler leur provision d’eau. Ils s’accordaient à vanter le charme de son séjour. Mais notre île volcanique jaillie d’un trait jusqu’à 3.066 mètres ne présentait que falaises abruptes, récifs dangereux, rivages hostiles, ce qui joint à la menace des cyclones, rendait son abord difficile et son hivernage dangereux.
Tout cela ne fut pas sans influer sur son abandon systématique et la « Grande Mascareigne » demeura un bien vacant jusqu’en 1642, date à laquelle la France en prit possession.
Il fallut néanmoins un bon quart de siècle avant que Bourbon – ainsi se nommait-elle alors – reçut ses premiers habitants : un lot de marins révoltés que le sire de Flacourt avait expulsés de Fort-Dauphin. Livrés à eux-mêmes, nos mutins eurent un excellent comportement, s’organisèrent, s’attachèrent au pays où la plupart se fixèrent, rejoints par d’autres compagnons que leur exemple attirait.
Dans la suite, nous eûmes, hélas ! La traite des noirs, ce crime honteux dont le monde civilisé souffrit sur toute son étendue. Mais là, je précise avec satisfaction que les mauvais traitements signalés dans d’autres possessions françaises ou étrangères furent extrêmement rares à la Réunion.
Lors de la libération des esclaves, il n’est pas douteux que si aucune violence ne fut commise, ni la moindre goutte de sang versée, on le doit beaucoup à cette relative mansuétude, beaucoup aussi au caractère de l’homme qui vint accomplir la volonté de Schoelcher . On a enseveli sa mémoire dans l’oubli et c’est pour nous un geste de gratitude élémentaire que de jeter aux échos de cette enceinte le nom du commissaire de la République Sarda-Garriga qui, le 21 décembre 1848, brisa les chaînes des esclaves pour en faire du jour au lendemain de libres citoyens, ce à quoi ils s’appliquèrent de leur mieux et réussirent parfaitement.
Quant aux grands propriétaires fonciers de 1848 dont les qualités avaient fondu au ronron d’une vie facile et plantureuse, ils ne comprirent point qu’il fallait s’assurer le travail de leurs ouvriers rendus à la liberté, par une éducation appropriée, par une juste adaptation des salaires, par une politique souple et humaine et ils vendirent hâtivement leurs domaines, fuyant en France pour jouir de leur fortune.
Les acquéreurs, malheureusement furent leurs propres commis, leurs propres techniciens qui d’âme aussi étroite que leurs maîtres, ne comprirent pas davantage le rôle social qui leur incombait. Au lieu d’élever le niveau intellectuel, moral et matériel et, par voie de conséquence, le rendement des travailleurs, nos nouveaux riches, trouvèrent plus commode d’engager des coolies dans l’Inde, la Chine, l’Insulinde, le Quilimane, puis, devant l’échec de telles expériences, à étendre le système du colonat partiaire, sans garantie contractuelle, système odieux qui rétablit, en l’aggravant sous certains côtés la honte qu’on croyait avoir abolie et qu’il faudra plus de cent ans pour effacer à son tour.
Quoi qu’il en soit, la Réunion continuait à vivre et à augmenter le chiffre de sa population tant par son extraordinaire fécondité que par l’assimilation rapide des immigrants de toutes provenances. Européens de l’est et de l’ouest, Africains du continent et de Madagascar, Asiatiques d’Orient et d’Extrême-Orient se coudoient et se mélangent de telle sorte que, si on peut voir travailler côte à côte deux ouvriers ou deux paysans dont l’un a le poil blond, l’autre les cheveux laineux, la moyenne vers laquelle on tend est l’homme de teint olivâtre ou ambré, de stature ordinaire, d’intelligence vive, d’aspirations généreuses et de mœurs paisibles.
Cette race résulte de la fusion intime et continue des immigrants volontaires qui ont adopté notre île comme leur patrie, qui ont épousé nos traditions, nos aspirations, nos vertus, nos défauts et qui dans leur isolement relatif, ont réalisé un type de Français non dépourvu de valeur humaine, puisqu’en moins de trois siècles nous pouvons, sauf omission, porter à son actif : cinq académiciens parmi lesquels le grand poète Leconte de Lisle et le professeur Joseph Bédier, trois membres de l’Institut dont l’officier du génie Lislet Geoffroy, fils du sieur Geoffroy et de son esclave noire, et le professeur Félix Guyen, père de l’urologie ; un autodidacte, l’esclave Edmond Albius, qui découvrit la fécondation artificielle de la vanille et fut affranchi pour avoir ainsi fait la fortune de nombreux négriers ; l’amiral Bouvet qui s’illustra devant Port-Louis : les généraux de Monthyon, Bonnier et Lambert, des « Dernières cartouches » ; l’aviateur Roland Garros, inventeur du tir à travers l’hélice, une de nos gloires les plus pures ; l’héroïne de Pithiviers, Juliette Dodu ; sans parler de tant d’autres talents et sans rappeler que la moitié des marins de Surcouf, pour la course dans la mer indienne, étaient des créoles de Bourbon, que nos compatriotes furent de toutes les campagnes de l’Inde, de Chine, d’Indochine, de Madagascar, du Dahomey, qu’en 1870, en 1914, en 1939, partout où il fallut se battre, nous avons tenu notre place de façon plus qu’honorable.
Depuis toujours aussi, nous avons demandé notre intégration à la France. Hier, quand elle resplendissait de tout son éclat, nous voulions nous fondre en elle. Aujourd’hui que sa puissance a été amoindrie, que la trahison de ses élites officielles, que les plus cruelles épreuves, que le massacre organisé par des brutes savantes, l’ont si atrocement blessée, notre volonté n’est que davantage affermie.
Nous sommes sûrs, quant à nous, que son relèvement surprendra ses ennemis, voire quelques-uns de ses amis, qu’elle saura tôt reprendre ses hautes destinées, qu’elle vaincra les pires obstacles intérieurs et extérieurs. Mais, comme pour remonter son dur chemin, il lui faut l’union et l’effort de tous ses enfants, nous vous disons : « Tout ce que nous sommes, tout ce que nous possédons est à vous. Accueillez-nous ! Voici trois cent ans que nous attendons ! »
Et, parce que nous attendons depuis trois cent ans, je demande à l’Assemblée si des amendements sont proposés qui risquent d’allonger ou de dénaturer les débats, de vouloir bien passer outre à une telle diversion qui ne saurait que servir les intérêts des négriers du sucre, contre les intérêts essentiels des masses laborieuses.
Il ne s’agit pas en effet, d’établir, alinéa par alinéa, la charte de la vie future de chaque colonie, depuis les douanes jusqu’à la police. Il y a en jeu une question fondamentale, une question de principe que nous voulons voir adopter, une question aussi de promesse renouvelée tant par le Gouvernement français que par les grands partis qui le soutiennent.
D’ailleurs, l’unanimité s’est faite à la commission de la France d’outre-mer où les représentants de tous les partis, sans exception ont pris des engagements et il serait navrant de voir s’instituer ici des discussions inopportunes.
Aussi, fais-je appel au patriotisme de l’Assemblée à qui je demande de nouveau de sanctionner par un vote unanime qui honorera grandement la France et la République, l’admission au sein de la patrie française, de ses vieilles colonies.
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SOMMAIRE
La Guadeloupe de 1946 - introduction
La Loi de départementalisation du 19 mars 1946
LE CONTEXTE
Les Antillais en 1946
Population et Santé publique (tableaux)
Économie (tableaux)
L'économie de la Guadeloupe analysée par son dernier gouverneur
La presse écrite et les débuts de la radio
LA GUADELOUPE POLITIQUE
Les maires de la Guadeloupe en 1945 et 1947
La Guadeloupe et la représentation nationale en 1946
Le Conseil Général en 1946
"Ce que signifie l'assimilation"
LES HOMMES
Joseph Pitat, l'homme fort du nouveau département
Paul Valentino et la loi d'assimilation
LES DISCOURS
Aimé Césaire
Gaston Monnerville
Paul Valentino
Raymond Vergès
Illustrations audio-vidéo
Bibliographie
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par René Bélénus
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mars 2006 - décembre 2021