Article Laméca
Recherche sur le pouvoir dans la musique caribéenne : le cas d'Haïti, 1985-1995
Dr Gage Averill (2003)
New York University
Texte de la conférence donnée à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003 - Sainte-Anne, Guadeloupe)
Laméca / Festival de Gwoka de Ste Anne / DAC Guadeloupe
En Haïti, la musique entretient des rapports particuliers avec le pouvoir. Du fait, notamment, de la pauvreté et de l’analphabétisme, mais aussi d’un héritage culturel africain, la musique populaire véhicule l’information, constitue, pour les pauvres et les sans-pouvoir, un moyen d’expression critique, et contribue à former l’opinion et le consensus populaires. Mais, de leur côté, l’Etat et l’élite, en usant tant du patronage que de la censure, ont joué un rôle notable dans le développement musical, et ont su utiliser à leurs propres fins la capacité de la musique à emporter l’adhésion des foules.
Le renversement de la dictature de Duvalier (qui porte le nom populaire de déchoukaj) et les luttes de pouvoir qui s’ensuivirent dans l’élite, le peuple et l’armée (1987-1995), constituent un cas idéal pour étudier la manière dont la musique populaire joue en contrepoint du discours politique et commente les rapports de pouvoir.
Je vais commencer par examiner les façons par lesquelles la musique populaire haïtienne exprime la puissance afin de construire une grammaire politico-musicale d’Haïti.
Grammaire politico-musicale d’Haïti
Le mouvement dit "indigéniste", qui naquit durant l’occupation américaine des années 1915-1934, s’opposa à l’hégémonie des mulâtres clairs et inspira une redécouverte des racines africaines de la culture haïtienne. L’incorporation plus ou moins directe ou allusive de la musique traditionnelle paysanne en milieu populaire urbain a accompagné le mouvement "indigéniste" et s’est poursuivie, plus récemment, dans l’œuvre des artistes mizik rasin. De ce fait, elle est donc presque toujours un acte politique. Pour commenter le présent, ces artistes puisent dans les significations qui constituent les couches sédimentaires de la musique traditionnelle, se référant implicitement aux origines africaines, à l’esclavage, au colonialisme, à l’oppression de classe. Le résultat est un traditionalisme de résistance qui a introduit dans la musique commerciale urbaine des manières de dire paysannes.
Ochan
On dit d’une personne qu’elle a un moun pa l (littéralement "quelqu’un pour elle") pour signifier qu’elle peut s’appuyer sur quelqu’un de plus haut placé. Beaucoup d' Haïtiens pratiquent des stratégies d’alliance et de relations pour se lier à des personnages plus puissants. Il existe ainsi des éloges chantés appelés ochan, Ces chants rendent hommage aux patrons, aux chefs et même aux loa (esprits) du vodou. Ils sont généralement beaucoup plus "européens" dans leur mélodie, leur rythme et leur texte que la plupart des répertoires haïtiens. Ils négocient un contrat, offrant aux puissants le soutien du groupe des faibles en échange de protection.
Exemple, l’ochan traditionnel, "Dessalines mouri kite peyi a pou nou", qui traite de Dessalines, un général et héros de la révolution haïtienne :
Desalin mouri kite peyi a se pou nou
W ap sonje byen depi lontan
Pou aprann de Desalin
Avèk zanm yo a lamen
Oriyo nanpwen lafwa (x2)
W ap mache ewa a libète o
Se pèp la ki resèvwa pou antre de Desalin
W ap salye a libetè
Bien sûr, il y a des chansons honorifiques ou d'éloges qui ne sont pas des ochan. Haïti a une longue histoire de littérature et de chansons commandées, qui rendent hommage aux personnalités puissantes. Par exemple, durant les années 1930, sous le Président Sténio Vincent, tous les bann a pye (groupes de rue) et les orchestres jouaient le morceau, "Merci Papa Vincent". L'illustration suivante date de 1936.
Illustration musicale
chant honorifique: "Merci Papa Vincent"
Se moun ki renmen pèp-la,
Réponse: Se Sténio Vincent
Ki moun ki bay komès an detay-la ? …
Si genyen yon moun ki pi bon….
Nap jwi yon gwo monyouman….
Annou rele
Refrain: Mèsi papa Vincent
C'est quelqu'un qui aime le peuple
C’est Sténio Vincent
Qui a autorisé le commerce de détail ?
Si nous avons un homme qui est le meilleur…
Nous profitons d'un monument...
Chantons
Refrain: Merci Papa Vincent
"Merci Papa Vincent" interprété dans le style méringue par le djaz (orchestre de bal) Surprise Jazz lors du bal donné en l'honneur du président d'Haïti Sténio Vincent à l'occasion du réveillon de noël de 1936 au Club Thorland (à proximité de Port-au-Prince).
Provient du coffret Alan Lomax's recordings in Haïti 1936-1937 (Harte Recordings, 2009)
Chan pwen
Un chan pwen (chanson satirique) est une chanson qui censure, récrimine, critique et dénigre, en général indirectement. Son propos n’est pas d’informer le public d’un événement, mais de donner un sens à celui-ci, de produire des figures rhétoriques qui font apparaître le comique ou la tragédie d’une situation. Les euphémismes, mots à double sens, métaphores, messages codés, et allusions de toute sorte en font un texte très dense.
Par exemple, la chanson "Andjelik-o", composée sous l'occupation américaine, traite d’un homme qui demande à sa femme de retourner chez sa mère. Mais dans son interprétation populaire Angélique était substituée aux Américains en une forme de grand "allez-vous en" adressé à l'occupant yankee :
Andjelik o Andjelik o, Ale kay manman'ou (x2)
Ale kay manman ou, cheri, Pa vin ban m dezagreman
Koudyay
Un koudyay (coup de théâtre) est, aujourd’hui en Haïti, une fête des rues, patronnée par une personnalité ou un parti important qui prend en charge la musique et la boisson dans un esprit de réjouissances délirantes. Un koudyay fait la preuve démonstrative du soutien dont dispose un leader en tournée, rappelle son enracinement local, intimide les opposants, et incite les participants à oublier provisoirement leurs problèmes. Les koudyay ont un effet politique puissant dans un pays aussi pauvre, où les masses ont désespérément besoin de prendre un peu de bon temps.
Le carnaval lui même fonctionne comme un koudyay national offert par l’Etat, au cours duquel les groupes entonnent leurs ochan au maire et au Président. Cependant, l’ambiance de koudyay qui règne, l'exécution de chansons de type chan pwen, et le fait que, quelques jours durant, des dizaines de milliers de pauvres sont les maîtres de la rue font de cet événement une menace potentielle pour l’État et pour l’élite. Ce n’est pas sans mal que l’État parvient à "coopter", à réguler et à contrôler la "critique" émanant du carnaval.
Le carnaval et le koudyay tirent une grande partie de leur pouvoir politique de l’atmosphère chargée d’émotions qui les caractérisent. Le but étant de se mettre soi-même, et bien sûr la collectivité, dans un état qui est anrajé (excité), dèbodé (à ras-bord), et antyoutyout (en total abandon de soi). Les manifestations carnavalesques sont chofé ("chauffées") à travers une série d’escalades vécues comme une sorte de mouvement de balancement (on dit des groupes et des objets rituels utilisés dans les sérémoni vodou qu’ils sont balansé, balancés pour les chauffer spirituellement). Pendant le carnaval et le koudyay, l’énergie de la foule peut être exprimée par une violence ritualisée comme dans le concours de poussée appelé gagann ou le mouvement incontrôlé appelé lésé frapé. Lorsque la foule ressent une telle sensation de puissance et d’émotions exacerbées, elle est capable d’embrasser un message, peut être de changement social, et de s’engager totalement dans sa mise en oeuvre.
Ces figures vont passer, entre les années trente et les années quatre-vingt-dix, de leur lieu d’origine rural à la musique populaire urbaine. L’humour, la ruse et l’obscénité (bétiz) sont associés à un loa puissant appelé Papa Gédé, le gardien du passage entre la vie et la mort. Il est donc le maître du koudyay, carnaval, et chan pwen.
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Je vais examiner maintenant comment la musique a frayé son chemin dans les événements politiques qui ont accompagné et suivi le renversement du duvaliérisme, en observant particulièrement ces pratiques traditionnelles porteuses de sens politico-musical.
Le carnaval et le renversement du duvaliérisme
François Duvalier a su utiliser l’exubérance et les sentiments anti-élite du carnaval pour légitimer sa domination. Mais la crise de l’État qui se fait jour à partir de 1980 a pour effet de susciter une opposition plus explicite. Pour la première fois depuis l’instauration de la dictature des Duvalier en 1957, la chanson angajé occupe une place centrale. En 1985, Beethova Obas écrit une chanson de style mizk rasin qui devient un tube clandestin. Alors qu’éclatent des émeutes de la faim, la chanson "Plezi mizè" (Les plaisirs de la misère), décrit les festivités rara comme un répit à la misère dans l’existence quotidienne du paysan :
Illustration musicale
"Plezi mizè" (Les plaisirs de la misère) - Beethova Obas, 1985
De vaksin, de tanbou
Ayisyen anraje…
Vant timoun yo ap kòde
Denmen lè bann ap pase
Na bliye vant kòde
Deux vaksin, deux tambours
Les Haïtiens enragés…
Et le ventre des enfants est tout noué
Demain, quand le rara va passer
Nous oublierons les ventres noués
Le vidéo-clip de "Plezi mizè" par la chanteuse haïtienne Emeline Michel.
Les groupes de mini-djaz furent quelque peu protégés de la répression par leur popularité, de même que par le caractère allusif, métaphorique ou allégorique des chansons. Les chansons du carnaval diffusaient des messages politiques codés qui ne pouvaient être compris que si l’on était au courant des surnoms, rumeurs, plaisanteries et insultes qui circulent par le télédjol (le bouche-à-oreille). Par exemple, une expression fréquente du carnaval, "ban nou pase" (laissez-nous passer), somme la foule d’ouvrir un passage à un bann madigra qui se rend au carnaval. Une chanson interprétée au carnaval de 1985 par le mini-djaz Dixie Band est un pwen rageur contre Jean-Claude Duvalier, exigeant qu’il s’écarte du chemin du peuple :
Tonnè boule m, bannou pase !
Si w pa rale kò w
M ap kraze w !
Kraponnaj sa a
Mwen pa pran ladan l
Ma manje w wi
Ma devore w wi !
Toto brikabrak! Cho biznis !
Ou son ou dasomann
Retire kò w !
Le tonnerre me brûle, laissez-nous passer !
Si tu ne t’écartes pas
Je te briserai!
Je ne me laisserai pas prendre
à tes duperies
Je te mangerai, oui !
Je te dévorerai, oui !
Toto bric-à-brac, Monsieur Show Biz !
Tu n’es qu’un resquilleur
Va-t-en !
Durant les mois suivants, on pouvait entendre la chanson suivante dans les rues :
Jan Klòd Divalye
Ranje kò w
N ap dechouke w
Nou pa pè gaz
Nou gen sitwon
Jean-Claude Duvalier
Prépare-toi
Nous allons te déraciner
Nous n’avons pas peur du gaz lacrymogène
Nous avons des citrons [pour en contrecarrer l’effet]
En réponse aux manifestations, le 5 décembre 1985, le gouvernement ferma la station indépendante et critique Radio Soleil. Après la fermeture de Radio Soleil, Jean-Michel Daudier écrivit une chanson de protestation contre la censure, "Lè m pa wè solèy la" (quand je ne vois pas le soleil). La chanson, inspirée de la théologie de la libération, fait de la station un instrument de la volonté divine et un élément essentiel de la survie spirituelle d’Haïti. Circulant sous forme de cassettes audio pirates, elle fut diffusée dans de nombreuses émissions de radio et devint l’hymne de l’Operasyon dechoukaj (opération déracinement), le mouvement pour l’élimination de la dictature :
Illustration musicale
"Lè m pa wè solèy la" - Jean-Michel Daudier, 1986
Refrain :
Lè m pa wè soley-la
Mwen paka leve, paka kanpe
Paka mache, paka kouri
Kè pa kontan, mwen pa sa vi
Quand je ne vois pas le soleil
Je ne peux pas me lever, je ne peux pas rester debout
Peux pas marcher, peux pas courir
Mon cœur n’est pas content, je ne sais pas vivre
"Lè m pa wè solèy la" interprété par Jean-Michel Daudier.
Jean-Claude Duvalier et sa famille quittèrent Haïti une semaine avant le carnaval de 1986. On estime généralement que l’approche de la fête précipita cette décision, tant le carnaval semblait présenter de risques pour sa sécurité.
Le déchoukaj
Les forces "populaires" ont utilisé le mot déchoukaj (déracinement), pour dire que la dictature avait enfoncé profondément ses racines dans la société et la culture haïtiennes. Les musiciens engagés offrèrent à profusion leurs conseils au mouvement populaire et leurs commentaires des événements politiques de la période.
Un de ces musiciens, le troubadour engagé Manno Charlemagne chantait "Ayiti pa forè" (Haïti n’est pas une forêt), pour lancer des insultes à Michèle Bennet Duvalier, la femme du dictateur, aux tontons macoutes (la force de représailles des Duvaliers) et au CNG (Conseil du gouvernement national). Le gouvernement avait officiellement aboli les tontons macoutes mais nombre d’entre eux avaient changé d’uniforme pour se glisser tranquillement dans les rangs de l’armée et de la police.
Illustration musicale
"Ayiti pa forè" - Manno Charlemagne
Lè w fè sa m’a pè w
Paske w se Makout ou konprann
Ou ka kraponnen mwen
Ou rale Uzi-w-la, Mwen relaks sou w
Ou rale baton gayak la
Mwen pi "cool" sou w
Tone kraze m Michèl Benèt
I am sorry for you
Se nan videyo wa gade pèp ayisyen
Ou voye papa w a achte twa bonm
Pou vin bonbade lajenès an Ayiti
Ki deklere ke dechoukaj la poko fini ?
Konsèy Gouvenman chaje tonton makout
Quand vous faites cela, j'ai tellement peur de vous (sarcastique)
Parce que vous êtes un Makout
Vous pensez que vous pouvez me tromper
Quand vous sortez votre mitraillette Uzi, moi je me détends
Quand vous sortez votre matraque, moi je me détends encore plus
Bon Dieu, Michèle Bennett (épouse de Jean-Claude Duvalier), je suis désolé pour toi
C'est en vidéo que vous regardez le peuple haïtien
Vous envoyez votre père acheter trois bombes
Pour bombarder la jeunesse en Haïti
Qui a déclaré que le déchoukaj n'est pas encore terminé ?
Si la junte militaire est pleine de Tonton Makout
Si la junte militaire a avec elle le général Régala
"Ayiti pa forè" interprété par son auteur-compositeur Manno Charlemagne.
Provient de l'album de Manno Charlemagne intitulé "Nou nan malè ak òganizasyon mondyal" (1992).
La nouvelle Constitution fixa les élections à novembre 1987 et interdit aux « duvaliéristes notoires » de se présenter, mais le mouvement populaire se méfiait des complots duvaliéristes. Les chanteurs engagés Frères Parent enregistrèrent "Veye-yo" (Surveillez-les). Le refrain fut peu après adopté par une organisation politique de l’opposition :
Veye yo, se pou nou veye yo
Kandida de zouzou
Ansyen divalyis
Ansyen tonton makout
Restavèk Meriken
Il faut les surveiller
Les candidats des grosses légumes
Les anciens duvaliéristes
Les anciens tontons macoutes
Les laquais des Américains
Leurs craintes furent justifiées en juillet 1987, lorsque des paysans armés de machettes par des propriétaires terriens et par l’armée attaquèrent des militants du mouvement Tèt Ansanm près de la ville de Jan Rabel. Une compilation des concerts donnés par les groupes rattachés à ce mouvement fut éditée à la fin de cette même année. La chanson-titre, "Nou se lavalas" (nous sommes le déluge), renvoie aux pluies diluviennes qui emportent tout à la mer, que ce soit la terre arable ou les ordures. L’image est celle d’une force irrépressible de nettoyage, et la chanson fournira plus tard au père progressiste Jean-Bertrand Aristide le nom de son mouvement.
Également, le jour de l’élection, des attachés attaquèrent les bureaux de vote, et le général Namphy annula les élections et en promit de nouvelles, conduites par les militaires. Ce massacre, perpétré peu avant Noël, reçut son commentaire le plus poignant de Beethova Obas, dans sa chanson "Nwèl anmè" (Noël amer).
Illustration musicale
"Nwèl anmè" - Beethova Obas, 1987
Brigadye bwaze... moun ap kriye
Brigan yo lage kaki gwoble
Kot Tonton Nwèl souple ?
Les policiers s’enfuient... Les gens crient
Les brigands sont lâchés, vêtements kaki
Où est le Père Noël s’il vous plaît ?
"Babylon (Nwèl anmè)" interprété par son auteur-compositeur Beethova Obas.
Provient de l'album de Beethova Obas intitulé "Le chant de liberté" (1990).
"Cette année nous n’avons pas peur"
Un nouveau mouvement, appelé mizik rasin (musique racines), issu de la crise de l’identité nationale liée à la chute des Duvalier, a joué un rôle central dans les événements politiques. On peut faire remonter son origine à la fin des années soixante-dix, lorsque le reggae jamaïcain, le rastafarisme et Bob Marley renforcèrent la conscience africaine et inspirèrent aux musiciens de la classe moyenne un intérêt plus profond pour le vodou. Les militants se laissèrent pousser des dreadlocks et se mirent à porter des chapeaux de paille, des sandales et des jeans retroussés, dans le style de Kouzen Zaka, un loa de l’agriculture. Selon Lolo Beaubrun, du groupe Boukman Eksperyans "Il y a eu du changement en Haïti, même dans la mentalité des gens, …. Tout ça fait partie du mouvement que Boukman Eksperyans a aidé à lancer avec Foula et Sanba-yo. Après 1986, les jeunes ont commencé à se lasser du konpa traditionnel. Ils voulaient une musique nouvelle pour se représenter …." (entretien, 1990).
En janvier 1990, le général Prosper Avril, alors président d’Haïti, annonça une campagne de répression contre l’opposition. Boukman Eksperyans enregistra alors une chanson rara pour le carnaval, appellé "Kè-m pa sote" (Mon coeur ne saute pas, autrement dit : je n’ai pas peur), qui parlait de "ces types", des "assassins", sans préciser qu’il s’agissait du gouvernement. Donc, en censurant cette chanson, le gouvernement aurait admis publiquement qu’il en était la cible.
Illustration musicale
"Kè-m pa sote" - Boukman Eksperyans, 1990
Sanba sa fè mal o
Ma rele sanba ma rele
Sanba sa fè mal o
Gade sa nèg-yo fè mwen
Sanba san-m ap koule
Yo ban m chay-la pote
M pa sa pote l
Chay-la lou wo ma roule...
Pinga pale nan zafè moun yo woy...
Kè-m pa sote woy
Kè-m pa sote woy
Kè-m pa sote ane-sa
Boukman nan kanaval,
Kè-m pa sote woy….
Balendjo, Ogoun wo
Se pa manje ranje ki pou touye
Chwal Balendjo
Balendjo O ou o (x4)...
Sa w gen la atò ?
Bann sendenden, Bann magouye
Bann paranoy
Le vidéo-clip de "Kè-m pa sote" par le groupe Boukman Eksperyans.
On y retrouve également un chant vodou à l’esprit de la guerre, Ogou Balendjo, avec des vers traditionnels affirmant que "le poison ne peut nuire à ceux qui sont possédés par Ogou Balendjo". Et aussi des insultes aux autorités : magouyè (tricheurs), sendenden (idiots), paranoye (paranoïaques).
"Kè-m pa sote" de Boukman Eksperyans entra dans le répertoire du carnaval et des orchestres rara de la ville et de la campagne. Peu après le carnaval, une jeune fille fut tuée d’un coup de feu par des militaires, et l’opposition lança une grève nationale. "Kè-m pa sote" devint l’hymne de cette grève, qui se transforma en soulèvement populaire exigeant le départ d’Avril. Celui-ci démissionna et fut remplacé à titre provisoire par un juge à la Cour suprême, Ertha Pascal-Trouillot. Celle-ci avait pour tâche de préparer des élections pour décembre 1990.
Le 18 octobre, le père Jean-Bertrand Aristide déclara sa candidature contre celle du tonton macoute Roger Lafontant et plusieurs autres. Citant la chanson "Nou se lavalas", il appela son mouvement "Lavalas" et en tira le slogan : "Yon sèl nou fèb, ansanm nou fò, ansanm ansanm nou se lavalas" (Seuls nous sommes faibles, ensemble nous sommes forts, unis nous sommes le déluge).
Les candidats ont été nombreux à diffuser par la radio des jingles en style rara, en vue de toucher les électeurs des masses rurales. La commission électorale elle-même expliqua le mécanisme de l’élection, la nouvelle Constitution et la possibilité de contrôle populaire au moyen d’une chanson de style rara "Sèz desanm" (16 décembre). Le mot loa apparaît deux fois, la première simplement dans le sens de « loi », la deuxième avec le double sens de "loi" et de "divinité", par son association avec le mot monté, qui signifie à la fois "élever" et "posséder":
… Sèz desanm,
Pou deside al vote
Pou peyi a aleliya
Pou bagay yo ka chanje
Konstitisyon se manman lwa
Si yo pa respekte l
Ya fè lwa nou monte l
… 16 décembre
Choisis de voter
Pour chanter Alleluia à Haïti
Pour que les choses changent
La Constitution est la mère de la loi
S’ils ne la respectent pas
Notre loi l’élèvera [Les esprits la posséderont]
La campagne du mouvement Lavalas faisait écho aux thèmes de la chanson de Boukman Eksperyans, proclamant "Kè-m pa sote ak Titid" (Je n’ai pas peur avec Aristide). Après la victoire écrasante d’Aristide, il y eut encore une tentative avortée de coup d’État de Roger Lafontant pour empêcher l’installation du vainqueur. L’installation du nouveau président fut immédiatement suivi du carnaval. La chanson la plus populaire du carnaval, "Manman poul la" (Maman poule), était un pwen du groupe racines Koudyay dirigé contre la présidente intérimaire sortante Ertha Pascal-Trouillot. Celle-ci n’était guère aimée des partisans d’Aristide qui la tenaient pour responsable de la tentative de putsch. Elle était traitée dans cette chanson de "maman poule" (c’est-à-dire imbécile) qui avait laissé entrer les duvaliéristes (dont le symbole était la pintade) dans la "cage" nationale, c’est-à-dire le palais présidentiel.
Illustration musicale
"Manman poul la" - Koudyay
Manman Poul la Trouillot
Manman Poul la
Gade pintad ki te
Antre nan kòlòj nou
La maman poule (imbécile) Trouillot
La maman poule
Regardez la pintade qui
Est entrée dans notre cage
Le vidéo-clip de "Manman poul la" par le groupe Koudyay.
Carrefour dangereux
Face aux subterfuges de l’élite, aux critiques de l’étranger et aux rumeurs de complots contre Aristide, les partisans de ce dernier recoururent à des moyens désespérés pour tenter de sauver le fragile gouvernement. Ils brandissaient des pneus pour laisser entendre aux membres de l’élite qu’ils auraient à subir le Pè Lebrun (un pneu enflammé passé autour du cou) s’ils s’opposaient au changement social. Manno Charlemagne composa une chanson sur le Pè Lebrun et la chanta au Palais. L’un des dirigeants du coup d’État du 30 septembre 1991 affirmera plus tard qu’une telle provocation n’avait pu que contribuer à susciter celui-ci.
Avant le coup d’État, l’armée, la police et les attachés (anciens tontons macoutes) procédèrent à des arrestations massives, des exécutions, des passages à tabac et des tortures. Le gouvernement "defakto" exila Aristide, et Manno Charlemagne fut arrêté deux fois avant de chercher asile à l’ambassade d’Argentine. Deux des chansons du groupe Boukman Eksperyans, "Kalfou danjere" (carrefour dangereux) et "Nwel inosan" (Noël innocent) furent qualifiées de "violentes" par les autorités et interdites de carnaval et de télévision. Lors d’un concert, les attachés armés de fusils mitrailleurs tentèrent d’empêcher le groupe de chanter ces chansons et aussi "Kè-m pa sote".
Le vidéo-clip de "Kalfou danjere" par le groupe Boukman Eksperyans.
Un autre groupe racines, Ram, dirigé par Richard A. Morse, d’origine haïtienne-américaine, enregistra "Fey" (feuille), chanson basée sur un chant vodou traditionnel. Le proverbe sur la feuille qui tombe est un avertissement : il ne faut pas considérer que quelqu’un est fini simplement parce qu’il est mal en point. Et plus loin dans la chanson, le texte sur le garçon obligé de quitter le pays fut interprété comme une allusion à l’exil d’Aristide :
Illustration musicale
"Fey" - Ram
… Jou w wè m tonbe
Se pa jou a m koule….
Yon sèl piti gason-m-nan
Yo fè l kite peyi al ale
… Le jour où vous me voyez tomber
N’est pas le jour où je coule….
Le seul petit garçon que j’avais
Ils lui ont fait quitter le pays
Le vidéo-clip de "Fèy" par le groupe Ram.
Pour le carnaval de 1992, Ram composa la chanson "Anbago", sur l’embargo imposé par l’OEA (Organisation des Etats Américains) et les États-Unis d'Amérique contre le régime "defakto". Il contenait un vers tiré d’un vieux chant rara "Kote moun yo ?" (Où sont les gens ?). Dans ce contexte, une telle question prenait un nouveau sens. Morse raconte le concert donné par le groupe au carnaval de 1992, patronné par les militaires : "Tout le monde chantait ‘Où sont les gens ?’ mais, quatre mois après le coup d’État, ça voulait dire : où sont les gens qui pourraient nous tirer de là, comme Aristide qui a quitté le pays, où sont les membres de nos familles que nous avons perdus, où sont ceux qui devraient se dresser et parler, et qui ont peur ? Les militaires étaient bien embêtés, mon vieux, et ils ont coupé la sono" (entretien 1995).
Le vidéo-clip de "Anbago" par le groupe Ram.
Les militaires organisèrent des koudyay pour protester contre l’embargo. Mais alors, le 18 septembre, un accord de dernière minute avec les États-Unis permit aux forces américaines de débarquer sans opposition. Le 15 octobre, le président Aristide, qui est lui-même guitariste et compositeur, revenait au pays, et dans son discours au Palais national, diffusé au monde entier, il usa une fois encore d’allusions musicales (Aristide 1995) :
Nap relaks sou konpa…
Balanse sou konpa demokrasi a
Dousman, kalmaman, koul
Kadanse, balanse, koul
Nous nous relaxons dans le konpa…
Le konpa de la démocratie, ça balance
Doucement, calmement, cool
Dansez, balancez, soyez cool
À l’été 1995, Manno Charlemagne fut élu maire de Port-au-Prince sur la liste "Bò tab-la" (au bord de la table). "Bò tab-la" était le titre de sa composition pour le carnaval 1995. L’expression faisait écho à des paroles d’Aristide selon lesquelles l’époque était révolue où les riches mangeaient autour de la table tandis que les pauvres ramassaient les miettes par terre.
Conclusion
Ainsi, la musique a été étroitement mêlée aux événements politiques de cette décennie en Haïti. Les chansons de carnaval, avec les armes musicales du chan pwen, betiz, koudyay, ochan, ont contribué à produire un climat et un consensus national qui ont miné la dictature et contraint Jean-Claude Duvalier à l’exil, et elles ont joué un rôle dans la chute d’un gouvernement militaire. Ce sont des titres de chansons qui ont fourni les noms de trois des principaux mouvements politiques de la période. Des musiciens progressistes ont servi le Président et conquis des sièges à l’Assemblée. Et les chefs du coup d’État de 1991 ont soutenu que c’était l’attitude d’un musicien qui avait provoqué leur action.
J’ai essayé d’analyser en profondeur les expressions de la culture populaire sans jamais perdre de vue le contexte politique dans lequel elles se déploient. Dans le domaine de la musique, il ne faut pas se contenter du texte chanté, mais faire entrer dans le champ de l’observation l’exécution même du morceau : le style musical (rara traditionnel ou style vodou) peut contenir autant et plus de signification politique que le texte lui-même. Par ailleurs, les effets politiques d’une exécution musicale peuvent résider moins dans la musique elle-même que dans l’événement que celle-ci anime. La musique et les musiciens d’Haïti sont depuis longtemps immergés dans la politique, affûtant leur rhétorique et produisant du sens politique par le texte de leurs chansons et par le pouvoir évocateur du son musical.
A propos de Gage Averill
Ethnomusicologue (Doctorat obtenu en 1989 à l'université de Washington), Gage Averill est professeur et doyen à la Faculté des Arts de la University of British Columbia (Canada). Il est l'auteur de A day for the Hunter a Day for the Prey. Popular Music and Power in Haiti (Un jour pour le chasseur un jour pour la proie. La musique populaire et le pouvoir en Haïti) (University of Chicago Press, 1997), ainsi que de plusieurs articles sur la musique traditionnelle et populaire de la Caraïbe et de l'Amérique du Nord.
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