Dossier Laméca
LA BIGUINE À PARIS
2. STELLIO ET L’EXPOSITION COLONIALE (1929-1931)
La biguine s’est formée dans la seconde moitié du 19ème siècle dans les bals populaires de Saint-Pierre et de Pointe-à-Pitre avec le concours de musiciens dont il ne nous reste parfois que le nom quand ils ne sont pas totalement ignorés. Mais elle serait probablement restée à l’état de simple folklore local sans l’action d’un homme dont le rôle se compare à celui de Louis Armstrong au regard du jazz. Il s’agit du clarinettiste Alexandre Stellio, qui fixa de manière définitive à la Martinique les formes et le style de la biguine classique. Il fut la référence absolue pour tous les musiciens qui lui emboîtèrent le pas. C’est grâce au succès de Stellio que la biguine se diffusa sur le continent européen, aidée en cela par un événement de portée internationale : la fabuleuse Exposition Coloniale qui se tint à Paris dans le Bois de Vincennes en 1931.
Stellio, l'étoile de la musique créole
C’est le 16 avril 1885 que vient au monde, sur la commune des Anses d’Arlets à la Martinique, le petit Fructueux qui sera reconnu sept ans plus tard par un marin pêcheur du nom d’Émile Alexandre. Fructueux Alexandre a 13 ans quand sa famille émigre en Guyane après avoir vécu plusieurs années à Saint-Pierre. Le jeune garçon apprend le métier de cordonnier et se prend de passion pour la clarinette. Il devient une célébrité de Cayenne en se produisant au "Petit Balcon", le principal dancing de la ville. Il anime aussi les projections de films muets dans le cinéma de René Didier. On le surnomme "Stellio", l’étoile de la musique créole, surnom qui ne le quittera plus désormais.
En 1919, Monsieur Didier le fait venir à Fort-de-France pour l’ouverture du cinéma Gaumont. Il y joue avec le violoniste Léardée et le violoncelliste Duverger. Stellio passe dans tous les dancings de la ville, se produisant notamment au "Select Tango" et au "Quand Même", sa propre salle créée à la suite d’une dissension avec le clarinettiste Léon Apanon.
Le 27 avril 1929, Stellio s’embarque avec quatre autres musiciens pour Paris où il est attendu pour ouvrir le "Bal de la Glacière". Ce lieu aura une existence éphémère et l’orchestre jouera ensuite au "Canari" puis au "Rocher de Cancale". En octobre 1929, Stellio grave ses premiers disques chez Odéon.
En avril 1930, il fait l’inauguration de "La Boule Blanche", le cabaret antillais de la rue Vavin. Puis son orchestre devient en 1931 l’attraction de l’Exposition Coloniale, au Pavillon de la Guadeloupe, avec sa chanteuse la pétulante Léona Gabriel mémoire vivante du folklore musical de Saint-Pierre.
"Ah! Gadé Chabine-là" (1929) par Stellio et son orchestre (extrait).
Un mois avant la fermeture de l’Exposition, Stellio se fait remplacer par Sam Castendet pour aller ouvrir son propre cabaret, le "Tagada Biguine" qui deviendra en novembre 1932 le "Madinina Biguine".
En 1933, Stellio est à "L’Élan Noir" puis revient à La Boule Blanche en 1934. Il joue à l’Opéra de Paris lors de la soirée de gala des fêtes du Tricentenaire, en novembre 1935. Il part ensuite en tournée en province. Il est à "La Potinière Hawaïenne", à La Baule, durant l’été 1936.
Son orchestre représente la Martinique à l’Exposition Internationale de 1937 à Paris. D’avril à novembre 1938, il fait une tournée en Algérie et en Tunisie puis revient à Paris en décembre 1938. Dans la nuit du samedi 15 avril 1939, Stellio est frappé d’une embolie sur la scène d'un cabaret-dancing de la rue de la Huchette. Devenu hémiplégique, il restera hospitalisé trois mois à l'Hôtel-Dieu de Paris jusqu'à son décès survenu le 24 juillet 1939.
Alexandre Stellio nous a laissé une oeuvre discographique exceptionnelle, un monument de la biguine tant par son étendue (128 faces de 78 tours) que par son intérêt artistique et historique. Le disque nous restitue l'art du clarinettiste dans toute sa splendeur. Ainsi pouvons-nous apprécier aujourd'hui la sonorité puissante et incisive, le phrasé flexible et nuancé, la richesse d'invention mélodique, l'ardeur passionnée du créateur, toutes qualités qui bâtirent la légende et la gloire de Stellio à son époque.
Un grand spectacle colonial dans le Bois de Vincennes
Quand l’Exposition Coloniale ouvre ses portes le 6 mai 1931, elle est l’aboutissement d’un chantier gigantesque qui aura duré 11 années en tout. Le projet, conçu dès avant la première guerre mondiale comme une grande vitrine de l’empire colonial français, avait été lancé par une loi votée en 1920 mais il avait été retardé plusieurs fois dans sa réalisation. Des moyens considérables ont été mobilisés. Dans le Palais de l’AOF aux hautes murailles ocre rouge, on a fait venir tout un village africain avec ses figurants indigènes.
Dans la grande avenue des Colonies, à quelques pas du temple d’Angkor reconstitué grandeur nature, sont rassemblées les quatre plus vieilles possessions françaises : Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion, avec chacune un pavillon. Celui de la Guadeloupe, entouré de palmiers, ouvre sur un plan d’eau dominé par un phare. Un bal antillais y est donné tous les jours, de 16h à 19h puis de 21h à minuit.
C’est dans ce décor insolite que se produit l’orchestre de Stellio durant cinq mois puis celui de Sam Castendet durant un mois. Un dépaysement total pour les huit millions de visiteurs qui franchirent les portes de l’Exposition : quatre millions de la région parisienne, trois millions de provinciaux et un million d’étrangers. La biguine va bientôt conquérir Paris et gagner la France tout entière.
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SOMMAIRE
1. Les précurseurs (avant 1929)
2. Stellio et l'exposition coloniale (1929-1931)
3. L'âge d'or de la biguine (1931-1939)
4. Paris, melting-pot musical caribéen
5. L'occupation et le jazz (1940-1944)
6. Le nouvel essor de la biguine (après 1944)
7. Evolution et modernisation d'un style
8. Figures musicales de la Guadeloupe
9. Figures musicales de la Martinique
10. La biguine et le disque 78 tours
11. Bibliographie - Discographie
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par Jean-Pierre Meunier
Iconographie : collection J-P Meunier
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Général de la Guadeloupe, 2005