Dossier Laméca

Fonds romans Laméca

un guide de lecture en 16 auteurs caribéens

 

 

« Lorsqu’il l’emmena au commissariat, il l’interrogea avec une telle humanité que les médecins qui s’en occupèrent aux urgences durent dépoussiérer leur cours d’anatomie pour reconstituer son squelette et recaser ses organes aux emplacements appropriés. »
L’homme pas Dieu, p. 137

 

Présentation de l’auteur

L’omniprésence de l’écriture dans la vie du journaliste, réalisateur, et dramaturge, Franck Salin dit Frankito, l’a naturellement poussé à publier des œuvres de fiction à destination du grand public. Né à Bordeaux de parents guadeloupéens en 1973, Franck Salin passe les premières heures de sa vie jusqu’à ses 18 ans en Guadeloupe avant de s’installer en France hexagonale. Après des études de lettres et d’histoire, il devient journaliste et travaille pour de nombreux médias dont Radio France International, RFO ou Afrik.com. Franck Salin est l’auteur de trois romans en français, ainsi que d’une pièce de théâtre en créole Bòdlanmou pa lwen jouée à la Comédie Française. En 2013, L’homme pas Dieu, son second roman, obtient le Prix Carbet des Lycéens.

Présentation de l’œuvre

Sans faire l’éloge de la créolité, sans se revendiquer non plus de la vague de la « post-créolité » illustrée par une frange de jeunes écrivains antillais aux romans sombres et graves tels que Les villes assassines d’Alfred Alexandre ou Noirs néons de Jean-Marc Rosier, l’auteur guadeloupéen Frankito se distingue par une plume légère toute en dérision, quoique sans concession. Très attaché au polar, ce genre l’inspire dans l’écriture du roman L’homme pas Dieu. L’auteur se singularise par son humour corrosif, qui lui sert de paravent lorsqu’il s’agit de se lancer dans une autocritique disséminée de la société ou du milieu antillais. Parmi les motifs de prédilection qu’il aime à sonder, les plaintes et errements de cet étudiant antillais fraîchement débarqué à Paris dans Pointe-à-Pitre - Paris ou l’hyper narcissisme d’un professeur de physique dans son polar L’homme pas dieu. On découvre donc avec délectation les mécanismes d’adaptation réussis ou non, de différents personnages antillais de l’hexagone ou dans la Caraïbe. L’auteur apprécie les tournures et expressions en créole grâce auxquelles sont imprégnés un rythme et une cadence proches de la langue parlée.

L’humour corollaire de la gravité

L’humour est l’antidote rêvé aux frustrations, à la morosité, voire à la violence. Frankito en use pour évoquer des sujets complexes relatifs au racisme, au sectarisme, et injustices de toutes sortes. La force de son style réside précisément dans l’habileté à introduire une distanciation efficace lorsqu’il exhume des problèmes tabous. Mû par une volonté d’impartialité probablement dictée par sa profession de journaliste, l’auteur dose savamment ses critiques, sans s’ériger en détenteur jaloux d’une vérité unique sur la communauté antillaise. Le héros Alfred Gouti de L’homme pas dieu, révèle particulièrement cette portée caustique. En Guadeloupe, le trentenaire ne s’épanouit que dans l’assouvissement de ses désirs, jusqu’à ce que les trois meurtres dont il est accusé, fassent l’objet d’un réveil brutal. Se considérant comme un hédoniste inoffensif, Alfred Gouti évolue dans la vie sans contrainte, versé dans une superficialité extrême. Il est en effet très sûr de l’attrait qu’il exerce sur les femmes, multiplie les conquêtes et biens matériels de prix. Cette propension au détachement, même lorsque les choses tournent mal, révèle l’impact positif de la portée de la dérision sur ces événements dramatiques : « Je m’apprête à passer la porte de la chambre lorsque, pris par un accès subit de religiosité, je reviens sur mes pas et exhume de ma boîte à bijoux une chaîne en or parée d’un médaillon à l’effigie de la Vierge Marie que ma mère a fait bénir à la chapelle de la rue du Bac. Il y a des années que je n’ai pas porté ce bijou, des années que je ne pratique plus, des années que je n’ai pas ouvert une Bible. Mais avec tout ce qui m’arrive depuis lundi, un chouïa de protection divine ne sera pas de trop. » (L’homme pas Dieu, 113). Ce passage met en lumière le trait dominant de la personnalité du protagoniste : l’opportunisme, y compris en matière de foi. Alors qu’aux premiers abords, la piété détone avec son univers, il ne se départit jamais d’une touche d’ironie. C’est cette distanciation critique qui permettra également au narrateur de Pointe-à-Pitre - Paris, d’user d’une grande liberté de ton dans une atmosphère facétieuse afin d’évoquer des aspects cafardeux de l’existence.

Autocritique des antillais

Frankito préfère donner la parole aux Antillais de catégories socio-professionnelles médianes, qui se retrouvent dans des situations décalées. En effet, sa cible, des quidams, des personnalités effacées, extravagantes, sulfureuses ou pathétiques, qu’il extrait d’un quotidien peu reluisant. L’auteur s’ingénie ainsi, à faire ressortir des dysfonctionnements, replis identitaires, frustrations ou autres parcours tronqués, comme c’est le cas pour un footballeur prometteur en Guadeloupe transformé en petit caïd en France hexagonale :

« Camille, quand j’étais petit, pour moi tu étais le plus grand footballeur de la Guadeloupe. Tu ne peux pas savoir comme je t’admirais. Lè ou té rantré adan lésèzmèt tout gòl té ka bat dèyè ! An té ka admiré-w, fréw. Un grand footballeur comme toi doit remonter la pente ! Tu ne peux pas rester là comme ça. » (Pointe-à-Pitre - Paris, 53).

A travers cette rencontre inopinée dans un contexte où la victime reconnaît son agresseur, Frankito met en exergue, ces nombreux cas de domiens sans histoire dans leur île natale, qui, en France hexagonale perdent leurs repères et s’effondrent socialement. Le recours fréquent à l’autocritique atteste du souci de l’auteur de déterrer des tares sociales inavouables, découlant certes d’un lourd passé colonial, mais dont certains maux demeurent curables sous les auspices d’une plume pleine d’humour.

Mots clés

Roman policier • Guadeloupe • Paris • Banlieue • Faits divers • Enquête • Ecriture Migrante • Déracinement • Exclusion • Intégration • Communauté

Bibliographie sélective

  • Pointe-à-Pitre - Paris, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • L’Homme pas dieu, Montréal, Ecriture, 2012.
  • Le grand frisson, Montréal, Ecriture, 2017.

Pour aller plus loin

Extraits

Je fus totalement acquis à son point de vue lorsqu’elle m’apprit que, si la Guadeloupe devenait indépendante, je serais obligé de manger ignames et poyos tous les jours, que c’en serait terminé des pommes-France, des biscuits Sultana et même des dombrés puisqu’ils étaient faits avec de la farine-France.

Je ne suis pas le seul à avoir abandonné cette idée d’indépendance. Robert, aujourd’hui fonctionnaire, quarante pour cent de vie chère, n’habite plus le Raizet. Il a construit une villa-piscine dans un endroit frais des Grands Fonds et s’est acheté une grosse berline allemande. Souvent, je l’ai admiré au volant de sa B.M.W. décapotable, lorsqu’il remontait la rue Frébault vers 17 heures 15, à l’heure de la sortie des classes et des bureaux, à l’heure à laquelle, le levier de vitesse calé sur la première, les voitures avançaient si lentement qu’il ne pouvait échapper aux regards torrides des femmes ; et jusqu’aux mères d’enfants qui ne savaient s’empêcher, en le voyant d’avoir des pensées coupables.

Pointe-à-Pitre - Paris, p. 34

 

Combien tu as sur toi, lâche ? {…} (p.52)

Lorsqu’il m’entend prononcer son nom, il s’arrête de marcher et range le couteau dans sa poche. Il baisse la tête.

« Camille, quand j’étais petit, pour moi tu étais le plus grand footballeur de la Guadeloupe. Tu ne peux pas savoir comme je t’admirais. Lè ou té rantré adan lésèzmèt tout gòl té ka bat dèyè ! An té ka admiré-w, fréw. Un grand footballeur comme toi doit remonter la pente ! Tu ne peux pas rester là comme ça.

Pointe-à-Pitre - Paris, p. 53

 

Le conducteur du métro annonce que la rame observera quelques minutes d’arrêt : un usagé s’est jeté sur les voies. A l’écoute du message, une passagère, tailleur et sac à main, lève le nez de son luxueux magazine, se tortille sur son siège et, de sa ravissante petite bouche fardée, demande tout haut si l’importun n’aurait pas pu attendre la rame suivante pour "faire ses cochonneries".

Pointe-à-Pitre - Paris, p. 93

 

- Les Antilles ? Laisse-moi rire. Chaque fois que j’ai été aux Antilles on m’a fait comprendre la même chose. On m’appelait "La France", mes soi-disant frères antillais me traitaient de "Négropolitain" parce que j’parlais pas bien créole, parce que j’avais un accent, parce que j’m’habillais pas comme eux, parce que j’connaissais pas tout c’qu’y savaient. Tu m’appelais "Nègzagonal" quand on était tout gamins, tu t’rappelles ? Quand on jouait dans le terrain de grand-père, tu t’foutais d’ma gueule parce que j’connaissais pas les plantes, parce que j’savais pas m’servir d’un coutelas. T’as oublié ? J’ai pas oublié, moi.

Pointe-à-Pitre - Paris, p. 146

 

Depuis quelques mois, cependant, les critères de ma mère semblaient s’être assouplis. Elle souhaitait désormais que je me marie au plus vite et que je nous assure une descendance, sans plus me préciser quel type de compagne choisir ou éviter. Seulement, moi, je n’avais aucune d’avoir des gosses. Je verrais ça dans dix ans, peut-être quand j’aurais trouvé une femme qui en vaudrait la peine. Désormais, mon désir le plus ardent était que maman me fiche la paix, que plus jamais elle ne me prenne la tête avec cette histoire d’enfant. Mais pouvais-je raisonnablement envoyer balader ma mère ? Pouvais-je lui dire, comme ça, de but en blanc, qu’elle me cassait les pieds — ce qui n’était que la stricte vérité ? J’avais songé bien souvent au soulagement, à la jouissance que me procurerait cette déclaration, pourtant je ne m’étais jamais risqué à l’exprimer. Je savais très bien qu’un jour ou l’autre, coupable et honteux, je reviendrais à genoux m’excuser devant elle, comme un pénitent au pied de la croix, et que forte de sa victoire elle reprendrait de plus belle son travail de sape.

L’Homme pas dieu, p. 70

 

Nom de Dieu, presque 17 heures ! Il faut que je file. Mes yeux sont tombés sur la pendule posée sur la télé et les gros chiffres rouges m’apparaissent aussitôt sorti de ma réflexion. Angéla m’attend à 20 heures et j’ai promis à maman de passer la voir. Je change de chemise, me parfume le cou, les aisselles et me mire une dernière fois dans le miroir — oh là là, qu’est-ce que je suis beau gosse ! Je m’apprête à passer la porte de la chambre lorsque, pris par un accès subit de religiosité, je reviens sur mes pas et exhume de ma boîte à bijoux une chaîne en or parée d’un médaillon à l’effigie de la Vierge Marie que ma mère a fait bénir à la chapelle de la rue du Bac. Il y a des années que je n’ai pas porté ce bijou, des années que je ne pratique plus, des années que je n’ai pas ouvert une Bible. Mais avec tout ce qui m’arrive depuis lundi, un chouïa de protection divine ne sera pas de trop.

L’Homme pas dieu, p. 113

 

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SOMMAIRE
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par Dr Ayelevi Novivor

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