Dossier Laméca

Le carnaval à Cuba

I. INTRODUCTION GÉNÉRALE

 

« No es divertirnos, no, es unificarnos
Y tratarnos con sincera amistad
Hacer un lazo bien apretado
Y llevarlo hasta la eternidad
Pero mucha felicidad le deseamos
A todos en general »

« Ce n’est pas nous divertir, non, c’est nous unir
Et nous traiter entre nous avec une sincère amitié
Tisser un lien bien ténu
Qui durera jusqu’à l’éternité
En tout cas nous souhaitons du bonheur
À tous en général »
(chanson de la comparsa (1) havanaise Los Moros Azules)

 

Carnaval, Fête des Fous, Saturnales, masques, figurines, personnages satiriques, hauts en couleur, "géants" que l’on brûle ; célébrations de Noël, de la fin de l’hiver, du renouveau du printemps, fêtes druidiques, rites agraires, renversements des hiérarchies, jours où "tout est permis".

Patrimoine commun à plusieurs cultures, sur plusieurs continents : processions, travestis, mascarades, processus identitaire de groupe dans lequel on adopte les mêmes vêtements, les mêmes attributs, où se réaffirme la force des noyaux sociaux. Tous sont invités à y participer, du plus pauvre au plus riche : danses, chants, costumes, masques, musiques. Jours de permissivité, sous l’œil pour une fois bienveillant des autorités, qui se mettent alors en retrait et laissent s’exprimer la liesse populaire, et les extravagances les plus folles. La dimension religieuse est présente, mais s’accompagne parfois de parodies d’actes religieux, où les dignitaires sont parfois tournés en ridicule, voire tourmentés par le "bas-peuple".

Les carnavals de la Caraïbe sont célèbres et variés : Trinidad, Martinique, Guadeloupe, Jamaïque, Nouvelle-Orléans, République Dominicaine, Îles Vierges, Grenadines, Sainte Lucie, Antigua et Barbade, Guyane, etc… à Baranquilla en Colombie, à Jacmel en Haïti, à Miami, etc…

Enfants de Guantánamo jouant avec les instruments d’une Conga oriental.
Photo : Carlos González Ximénez

À Cuba, le carnaval se déroule chaque année en divers points de l’île et à différentes époques. Depuis les débuts de la colonie espagnole et jusqu’à nos jours, tous les Cubains, libres ou esclaves, blancs, noirs, métis, chinois, haïtiens, jamaïcains, espagnols, français, s’y s’ont. Les autorités ont tenté de contrôler le carnaval, en le réglementant sévèrement, n’hésitant pas parfois à le suspendre voire à l’interdire définitivement. Mais le carnaval semble être toujours le plus fort : il est une fête nécessaire à l’unité du peuple et à la paix : c’est une "trève".

Un des chevaux de bataille de la Révolution cubaine de 1959 fut « l’unification de la nation cubaine », composée de diverses cultures issues de plusieurs continents, ayant cohabité, non sans heurts ; Elle avait voulu la disparition des tensions entre les groupes sociaux, ainsi que d’un racisme solidement ancré dans la traite négrière et dans l’exploitation des masses laborieuses des immigrés, qu’ils soient européens, asiatiques ou caribéens. Dès son avènement, elle a cherché à unir les Cubains, déclarant accepter toutes les traditions, valorisant celles qui avaient longtemps souffert de persécutions. Ce tableau idéaliste d’une unité cubaine ne s’est pas réalisé exactement comme le rêve révolutionnaire le définissait. Mais, s’il existe un fait social cubain où il s’est à peu près bien concrétisé, c’est bien dans celui du carnaval, tradition multi-culturelle par essence. On trouve donc dans les manifestations carnavalesques de Cuba des éléments aux origines les plus diverses, qui se synthétisent de manière assez harmonieuse, ce qui ne veut pas dire que des heurts entre les différentes composantes de la population cubaine n’aient jamais émaillé leur histoire.

Le carnaval à Cuba et ses nombreuses variantes constituent un vaste sujet, difficile à traiter en quelques pages. Pourtant, on trouve relativement peu d’écrits sur le sujet, on pourra sans peine le vérifier en consultant la bibliographie à la fin de cet article. Les traditions religieuses afro-cubaines, telles que la santería, les cultures abakuá, congo, arará, voire l’espiritismo ou les cultures afro-cubaines d’Oriente (surtout des régions de Santiago et Guantánamo) ont, elles, fait l’objet de nombreuses études, à Cuba comme d’autres parties du Monde. Le carnaval cubain et sa musique, la conga, avec eux la rumba, n’ont jamais été considérés, eux, comme des sujets d’études très sérieux : ils manquaient de spiritualité, d’une certaine dimension rituelle. Au contraire des traditions religieuses venues d’Afrique, ils ne sont pas des "survivants miraculeux". Pourtant eux aussi ils ont été longtemps dénigrés, et ils on souffert d’interdits.

La "période du carnaval" dans les cultures européennes se situe généralement à la fin de l’hiver et au printemps. Cette période de l’année est indissociable du rôle même du carnaval, et de ses origines pré-romaines : il s’agit de célébrer la mort de la longue et difficile période hivernale.

Le carnaval cubain, nous l’avons dit, ne se déroule pas à la même époque dans toute l’île : il s’étale sur plusieurs mois de l’année et dans plusieurs provinces. Plusieurs villes de Cuba ont leur propre forme de carnaval, souvent ancienne : par exemple, les Charangas de Bejucal (au sud de La Havane) sont liées aux fêtes de Noël. D’autres carnavals ont lieu à :

-Manzanillo, en février,
-Guantánamo, en avril ou en août,
-Baracoa, en avril,
-Palma Soriano (au nord de Santiago), du 16 au 18 octobre,
-Pinar del Río, du 17 au 20 juillet, et parfois le 10 août,
-Sancti Spíritus, le 10 et le 17 août, avec des chars et des comparsas (i),
-Camagüey, en juin, fêtes traditionnelles de San Juan et de San Pedro,
-Trinidad, en juin, fêtes traditionnelles de San Juan et de San Pedro,
-La Havane, autrefois en mai, et aujourd’hui en août,
-Santa Clara, le 10 juillet et le 17 août, avec des chars et des comparsas,
-Santiago, du 20 au 27 juillet, fêtes traditionnelles de Santiago (St Jacques) et Santa Ana), avec des comparsas,
-Matanzas, le 10 aôut,
-Remedios, le 24 décembre,
-Ciego de Ávila, le 10 juillet et le 17 août, avec des chars et des comparsas,
-Las Tunas, le 10 juillet et le 17 août, avec des chars et des comparsas,
-Granma, le 10 aôut
-Holguín, du 3 au 8 mai, avec des chars et des comparsas, etc.

La tradition carnavalesque cubaine n’englobe pas seulement les fêtes du carnaval proprement dit : les troupes de défilé ou comparsas ont d’autres occasions de se montrer : fêtes nationales, patriotiques, meeting politiques, fêtes religieuses, etc…

Les Congas (ensembles instrumentaux propres au carnaval) des comparsas ne sont pas les seules formations que l’on classe à Cuba dans le genre carnavalesque : à Santiago de Cuba, par exemple, beaucoup d’ensembles musicaux de divers styles défilent, lors du carnaval ou en d’autres occasions : les troupes de gagá, de comparsa carabalí, de nagó, de vodú, etc…

Le territoire cubain est vaste, et le risque de confusion est grand entre diverses régions de l’île, où, dans le carnaval, on ne joue pas forcément la même musique, où l’on n’emploie non plus pas les mêmes instruments, ni une seule terminologie pour des instruments semblables, etc… Pour en parler il nous faudra utiliser un vocabulaire complexe, comportant bien évidemment de nombreux termes en espagnol.

Nous allons ici tenter de discerner les origines de ces traditions, qu’elles soient africaines, européennes, asiatiques ou même américaines. Nous évoquerons également une géographie des lieux, des quartiers, des villes, des régions où ces musiques sont jouées, ainsi qu’une histoire cubaine complexe et tourmentée, et enfin les instruments spécifiques de cette musique, détaillant également un certain nombre de données générales, historiques, géographiques et ethnographiques.

Nous évoquerons encore l’histoire des Cabildos, dont les défilés mémorables appartiennent au passé, et dont les traditions musicales et religieuses furent nombreuses et variées, car propres à chacune des cultures issues des esclaves de différentes "nations" africaines présentes dans l’île.

Enfin, nous nous consacrerons plus particulièrement à l’étude des comparsas les plus célèbres du carnaval havanais, le mieux connu car le plus décrit au fil des siècles, le plus complexe aussi sans doute car ayant lieu dans une capitale beaucoup plus vaste que les autres villes de l’île. Nous laisserons donc volontairement de côté – non sans les évoquer cependant - le carnaval de Santiago de Cuba, de Camagüey, de la province de Villa Clara et de celui des autres villes de l’île, qui constituent d’autres sujets d’étude tout aussi vastes.

 

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(1) Comparsa : groupe de gens d’un même noyau social ou corporatif s’organisant pour défiler et/ou pratiquer la musique, le chant ou la danse, la plupart du temps dans une pratique "en amateur", et festive, s’habillant souvent selon un code vestimentaire commun, revendiquant ou non leur appartenance à un groupe social, religieux, culturel ou autre, en glorifiant la plupart du temps le lien social qui les unit.

 

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SOMMAIRE

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par Patrice Banchereau

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012