Dossier Laméca
Le carnaval à Cuba
II. HISTOIRE DU CARNAVAL A CUBA
1. Introduction
On trouve la référence la plus ancienne au carnaval havanais dans le livre "Giro del Mondo" du chroniqueur italien Francesco Giamelli, où il est dit : « le dimanche 9 février 1698, à La Havane, les Noirs et Mulâtres, avec des costumes pittoresques, se réunirent en congrégation pour se divertir dans le carnaval » (1). Selon Fernando Ortiz (2), « les traditions de carnaval à Cuba (et en général) prennent leur sources dans toutes les coutumes, cérémonies et rituels collectifs commençant au solstice d’hiver, ou à la Nochebuena (veille de Noël), et qui se prolongent avec l’aguinaldo (les étrennes) (3), le Jour des Innocents, le Jour de l’An, las Cabañuelas (4), le Jour des Rois (Épiphanie), la Candelaria (Chandeleur) (5), le carnaval proprement dit, les Carêmes catholiques, et jusqu’à l’équinoxe de printemps. Tous ne sont que des rites archaïques agraires ou des mythes de résurrection (du soleil ou du Christ), que pour rendre propice la fécondité en général, on pratiquait dans les religions précédant le christianisme ».
La tradition identitaire du carnaval, auquel prennent part des gens d’une même société, est un mélange de traditions communes à de nombreux peuples. Il est souvent l’occasion de réaliser des actes interdits par des tabous ou des lois ayant rapport à la sécurité des personnes représentatives de l’institution, ou de la morale, d’où un autre intérêt du masque et du déguisement, qui possèdent à la fois une dimension rituelle et pratique : on se déguise aussi pour ne pas être reconnu quand on réalisera tel ou tel acte interdit. En cela, il est souvent occasion de débordements et d’excès, et nous verrons que Cuba n’échappe pas à la règle en matière d’abus pratiqués par les "gens du carnaval", ou "en période de carnaval". Ses défilés, qui peuvent être suivis par tous et auquel tout le monde peut se mêler, sont l’occasion de compétitions, officielles ou informelles. Beaucoup regretteront que les défilés, dans le carnaval havanais contemporain, ne puissent plus être suivis par le peuple, relégué derrière des barrières au rang de spectateur : un véritable défilé de carnaval prend tout sons sens quand tous peuvent y participer.
La tradition du carnaval à Cuba et dans les colonies espagnoles d’Amérique est multi-culturelle : elle contient des éléments "natifs" (des Indiens Caraïbes, même si ce sont parfois d’autres qui les reprennent), européens (avec tous les métissages que cela implique), africains (pratiquants de religions traditionnelles, ou musulmans), et asiatiques (principalement chinois, à Cuba). Par exemple, les turbans de soie (souvent bleus) utilisés dans certaines comparsas de Moros, étaient caractéristiques de la culture des esclaves mandingas (islamisés), c’est-à-dire des Africains venant de la zone ouest du Golfe de Guinée, comprise entre la Mauritanie et le Ghana, ou, plus au nord, entre le Mali et le Niger. Les comparsas de Moros furent également nombreuses en Espagne.
Il s’opère à Cuba dans le carnaval, nous le verrons maintes fois, une fusion des cultures, principalement noires et blanches - les deux groupes raciaux majoritaires - dans les costumes, dans la musique et dans les chants. Différentes cultures se trouveront des points communs dans leurs pratiques festives à Cuba, et seront d’autant plus aptes à les partager : revêtir un costume, mettre un masque, jouer de la musique, danser, tenir ou brandir un bâton, s’attacher une ceinture de clochettes à la taille (6) - autant de points communs à l’Afrique et à l’Espagne.
Une comparsa est un groupe de gens costumés, censés être aptes à défiler. Pour constituer une comparsa il n’est pas nécessairement besoin d’une Conga (7), groupe de musiciens utilisant principalement des percussions, des chants et des instruments à vent. Une comparsa comprend souvent de la musique, mais pas forcément d’instruments : des acteurs-chanteurs peuvent suffire à la constituer. Tout type d’orchestre peut accompagner – et faire partie intégrante - d’une comparsa. À La Havane, les comparsas les plus célèbres, dites "traditionnelles", sont presque toutes également des Congas, et pour cette raison les deux termes ont tendance à être confondus. Si l’on observe de plus près ce qui se passe en Espagne, dans la Caraïbe hispanophone ou en Amérique du Sud, voire dans le pays basque en France, ou encore en Italie, on constatera que les comparsas peuvent prendre des formes les plus diverses, mêmes si certaines (en Uruguay par exemple), peuvent se rapprocher des Congas de Cuba.
Une Conga n’est pas forcément le seul terme utilisé à Cuba pour accompagner un ensemble musical carnavalesque, avec des tambours "à priori" afro-cubains : on trouve également des charangas, des paseos (8), des comparsas carabalí, des orchestres de gagá, autant d’ensembles instrumentaux où le mot de Conga n’est pas utilisé.
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(1) Helio Orovio - El Carnaval Habanero, Cuba: Ediciones Extramuros, 2005.
(2) Fernando Ortiz : premier scientifique cubain reconnu dans l’histoire de l’ethnomusicologie cubaine, s’intéressant particulièrement aux traditions afro-cubaines, ayant écrit une somme considérable d’ouvrages sur ces questions, dont la célèbre anthologie : Los Instrumentos de la Música Afrocubana (5 volumes), publiée en 1952. Surnommé « le troisième découvreur de Cuba » (après Christophe Colomb et Diego Velásquez). Il existe aujourd’hui à La Havane une Fondation Fernando Ortiz (voir son site internet) et une Fabrique d’Instruments Fernando Ortiz.
(3) Aguinaldo : coutume espagnole médiévale selon laquelle les enfants sortaient en ville, allant de maison en maison en chantant des villancicos (chants à plusieurs voix), s’accompagnant de panderetas (tambours sur cadre) et autres instruments de percussion improvisés (bouteilles, jarres) et réclamant pour cela une récompense en monnaie ou en bonbons. À rapprocher de la coutume anglo-saxonne de l’Halloween, ou des Étrennes en France, elle s’est perpétuée dans toute l’Amérique espagnole. Julio Caro Baroja dans El Carnaval - Analisis Historico-cultural (ouvrage sur les traditions de carnaval espagnoles) nous dit des étrennes que : « aux temps des Consuls romains on offrait dès le 1er janvier des strenae, du nom de la déesse sabine Strenia, qui donna en français le mot étrennes ou en espagnol les mots estrenar (inaugurer, étrenner), estreno (étrennes ou début) ou entrenas (à rapprocher du français entraîner).
(4) Cabañuelas : coutume espagnole de prédictions et souhaits faits pour l’année à venir, d’origine biblique.
(5) Candeleria ou Chandeleur : coutume romaine - fête des chandelles - dédiée au dieu Pan, pendant laquelle on sortait dans les rues en brandissant des flambeaux.
(6) Pratique commune aux Basques de San Sebastian et aux Carabalís du Nigeria.
(7) Le mot Conga désignant à la fois un ensemble instrumental, un style musical (indissociable d’une danse du même nom) et un instrument de musique, nous utiliserons - dans une volonté de clarté - systématiquement une majuscule pour désigner l’ensemble instrumental et une minuscule pour les deux autres termes (pour la danse et l’instrument). La situation se complique encore quand il s’agit de qualifier les traditions des esclaves congos de Cuba, congo ou conga devenant un adjectif (congolais ou congolaise). Pour ne pas employer alors à nouveau le terme conga et ajouter à la possible confusion, nous ferons alors volontairement une faute de genre et parlerons - quand l’adjectif devrait être au féminin - de traditions congos (au lieu de traditions congas), de musique congo, ou de religion congo.
(8) Paseo : dans les carnavals d’Oriente, ce terme désigne des ensembles masqués qui employaient dans les temps anciens uniquement des instruments à vent, et qui ont adopté par la suite des instruments de percussion. Elles s’opposent, en Oriente, aux Congas, dont les instruments sont majoritairement des percussions, et qui n’emploient comme instrument à vent que la corneta china (voir plus loin). À Santiago, les Paseos s’organisent principalement dans le quartier de Los Hoyos. Elles utilisent parfois un style de conga proche de celui de La Havane.
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par Patrice Banchereau
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012