Dossier Laméca
Le carnaval à Cuba
II. HISTOIRE DU CARNAVAL A CUBA
2. Origines espagnoles
Les traditions du carnaval cubain ancien furent bien évidemment ancrées dans les fêtes traditionnelles et religieuses espagnoles. Cette ancienne conception du carnaval chrétien a aujourd’hui en partie disparu de Cuba, sauf dans certaines villes de province, à mesure que l’identité espagnole du peuple s’est effacée et que la "cubanité" revendiquée s’est imposée à sa place.
Au XVIIIe siècle, la composition de la population hispanique de l’île était la suivante :
-45,71% de Canariens,
-23,62% d’Andalous,
-7,36% de Galiciens,
représentant les trois quarts de la population d’origine espagnole, le quart restant étant composé de gens répartis entre 12 autres provinces d’Espagne.
L’importance des traditions musicales canariennes fut considérable dans la Música Campesina de Cuba, musique des paysans Blancs (zapateo, punto, tonada, etc). La colonisation des Îles Canaries s’étant faite sur un modèle que l’on reproduira dans les Antilles hispaniques, de nombreux colons canariens ont été attirés par l’espoir d’une vie meilleure à Cuba, sur des terres plus vastes que dans leurs îles.
Au XIXe siècle (jusqu’à l’indépendance) la répartition sera très différente :
-17,58% étaient des Catalans,
-15,12% des Canariens,
-14,28% des Andalous,
-10,41% des Castillans,
-8,72% des Galiciens, et
-7,67% des Asturiens,
le quart restant se répartissait entre 10 autres provinces espagnoles.
Les fêtes du Corpus Christi
Appelé en France La Fête-Dieu, ce jour du calendrier catholique instauré au XIIIe siècle par le pape Urbain IV donnait lieu à des défilés parfois séparés entre religieux et festifs, avec un caractère profane également très marqué, dans de nombreux pays. Dans beaucoup de pays catholiques c’est un jour férié. À Valence, en Espagne, il est fêté le 18 juin. Dans d’autres pays, il n’est plus un jour férié ni chômé, et par décision épiscopale on l’a reporté au dimanche qui suit la Pentecôte, dans la seconde moitié du mois de mai.
À Valence, toujours, la fête remonterait à l’année 1355. L’eucharistie (le Corps du Christ) était alors solennellement porté en cortège à travers la ville, jusqu’à la cathédrale, par les dignitaires de l’église et de l’état, mais aujourd’hui cette Fête-Dieu a un caractère plus festif, et deux cortèges y défilent : dans le premier on trouve des groupes de "danseurs folkloriques", des joueurs de flûte, des "géants costumés" et un personnage symbolisant la vertu : la Moma (à rapprocher du roi Momo du carnaval hispanique et portugais) ; le second est composé de religieux, portant l’Eucharistie comme à l’origine de la fête. À Grenade, où elle se célèbre 60 jours après le lundi de Pâques, soit aux environs du 12 juin, un mannequin – La Tarasca – est porté en défilé dans toute la ville. La Tarasque (associée à Tarascon) est un animal fabuleux, sorte de dragon terrorisant la population, en pays provençal en France, dont Sainte Marthe se serait rendue maîtresse, délivrant le peuple du Rhône de ses méfaits.
On trouve des récits des fêtes du Corpus Christi à Santiago de Cuba dès 1520, où l’on payait des gens pour animer le défilé, puis à La Havane dès 1570. En 1573 on autorisera les Noirs affranchis à se joindre au défilé, manifestement plus festif que religieux : on qualifiera les manifestations spontanées des participants d’"inventions", de "danses", et d’"activités théâtrales" (1). En 1621, l’Ayuntamiento (le conseil municipal) de La Havane accordait déjà des crédits pour aider les initiatives privées pour les festivités du Corpus Christi, puisqu’il alloua « 50 ducats pour fabriquer deux "géants" (le père et la mère), un taureau, six caballitos (chevaux-jupons ? – voir plus loin) et la tarasca, comme figures pour la procession annuelle » (2).
Le Día de la Sardina
La présence de la Tarasca se retrouve dans ce qu’on appelait à Cuba el Día de la Sardina (le Jour de la Sardine), qui traditionnellement se déroulait le dernier dimanche du carnaval. La période du carnaval était anciennement étalée sur les trois ou quatre dimanches du Carême.
La thématique de l’animal fabuleux est évidemment commune à de nombreuses cultures. Ce Jour de la Sardine, ou Entierro de la Sardina (enterrement de la sardine) est une tradition madrilène, toujours perpétuée aujourd’hui, sous une forme différente cependant. Elle existe également dans plusieurs parties de l’Espagne. La fête de l’enterrement de la sardine existe également aux Canaries, où elle a été interdite pendant la période franquiste.
À Madrid elle avait lieu le mercredi des Cendres, et ce jour-là « des couples, généralement des gens du commun, se déguisaient en prêtres (…) et portaient des drapeaux insolites, des seringues en guise de goupillons, des vases de nuit à la place des bénitiers, et autres inventions burlesques (…). Précédés d’un tambour, ou de clairons et de cornes, ils parcouraient la prairie, chantant lugubrement en imitant les psaumes funèbres, (…) ils finissaient par enterrer la sardine dans un trou, puis se mettaient à boire (…). Dans ce cas, ils auraient dû enterrer de la viande et non un poisson puisque c’est la période où (…) l’on doit "faire maigre". Jadis, lorsque l’on faisait maigre, pendant tout le Carême, on avait coutume d’enterrer un cochon vidé auquel on donnait le nom de sardine. » (3)
Selon Fernando Ortiz cette tradition est également à rapprocher de celle de matar la culebra (tuer le serpent), que l’on pratique aux Canaries, apportée là-bas par des Cubains d’origine canarienne "revenus au pays", à la fin du XIXe siècle. Elle se serait pratiquée pour la dernière fois dans l’île de Ténérife à Puerto de la Cruz en 1985.
À Cuba, des esclaves portaient en procession un serpent de plusieurs mètres de long, s’arrêtant en face des maisons qui leur donnaient l’aguinaldo. Cette coutume de tuer le serpent, en usage dans le Cabildo San Antonio de Congos Reales de Trinidad, a été pratiquée par les esclaves africains à Camagüey, Santiago, La Havane, et aurait été pratiquée dans la comparsa havanaise El Alacrán, où, nous le verrons plus loin, on tue un scorpion géant.
On trouve également la tradition de Matar la Culebra au Venezuela.
Le jour de la Sardine, tradition madrilène et canarienne comme nous l’avons dit plus haut, a été peint par le peintre espagnol Goya dans au moins deux de ses œuvres.
Le Día de la Piñata (le jour de la jarre de friandises) (4)
Le Domingo de la Piñata (marmite ou jarre) avait lieu le premier dimanche du carnaval à Cuba. Un récipient, ou piñata, généralement un récipient de terre cuite, était rempli de dulces (litt. : "douceurs"), puis suspendu. En fin de soirée, on la suspendait au plafond et il s’agissait de la casser d’un coup de bâton (représentant la vertu), pour en faire tomber le contenu. Cette pratique existe en Castille, au pays basque, et à Séville, le dimanche qui suit le mercredi des Cendres. Le 2 juin à Tacoronte, aux Canaries, pendant les fêtes du Corpus Cristi, on casse une piñata chica qui est posée sur la tête de quelqu’un.
Cette tradition très ancienne est également présente au Mexique. Un récipient, ou piñata est fabriqué dans une matière facilement cassable (papier mâché, carton, argile…), est rempli de bonbons, de petits jouets et de cadeaux de petite taille, puis suspendu. Des enfants aux yeux bandés doivent le casser à coups de bâton pour pouvoir en faire tomber le contenu et s’en emparer.
La piñata peut représenter un animal (généralement un âne). Cette coutume viendrait d’Italie, où la pignatta est une jarre que l’on casse ; et c’est Marco Polo qui l’aurait ramenée de Chine, où l’on casse des jarres le premier jour de l’année. Les moines espagnols ont transporté cette pratique en Amérique, et s’en seraient servi pour évangéliser les Indiens, en associant la piñata au diable, d’où les sept pointes que l’on trouve sur certaines formes de piñatas représentant les sept péchés capitaux. Fernando Ortiz, lui, comparait la piñata aux cornes d’abondance des dieux romains.
Selon Don Basilio Sebastián de Castellanos, à Madrid on avait jadis la coutume, le jour du mercredi des Cendres, de fabriquer une énorme vieille femme en carton, ou en papier, avec sept jambes maigres, symbolisant les sept semaines du Carême incarné par la vieille femme (5).
Le Domingo de la Vieja
Dans de très anciennes œuvres espagnoles, il est question de cette vieille femme misérable qui porte le nom de entenada del miércoles corvillo (belle-fille du mercredi des Cendres) (6).
La vieille femme de Madrid, déjà évoquée plus haut, avec ses sept jambes maigres était portée en triomphe lors de l’enterrement de la sardine, on lui remettait un sceptre d’épinards et on la couvrait d’une longue cape noire. À Madrid, on l’emportait du lieu de l’enterrement jusqu’à la Grand-place ; là, on éteignait les lumières et on considérait que la fête était terminée. La vieille femme alors était placée dans une maison, et à mesure que les semaines du Carême passaient, on lui coupait successivement ses sept jambes. Le Samedi Saint, (…) on lui coupait la tête. On la cachait ensuite pour qu’elle ne fût pas témoin des distractions et des banquets (7).
Dans une œuvre du XVIIe siècle intitulée « Mojiganga de lo que pasa en la mitad de la cuaresma al partir la vieja » (Mascarade qui se passe à la moitié du Carême lors du découpage de la vieille), on raconte que les Madrilènes se réunissaient sur la Grand-place afin de découper en deux une vieille femme. On signifiait ainsi qu’on était arrivé à la moitié du Carême. (…) On s’aperçoit que de nombreux personnages ridicules étaient présents dans cette mascarade (8).
Dans l’Andalousie de la fin du XVIIIe siècle, un voyageur du nom de Blanco White raconta : des enfants pauvres criaient sans arrêt en jouant du tambour et en faisant tinter des crécelles : « Scions la vieille, cette sacrée vieille peau ! ». (…) Il semble bien que l’on sciât en deux un personnage de vieille femme incarnant le Carême (9).
Le Domingo del Figurín
Le Figurín est un personnage très commun dans les carnavals européens, que l’on promène dans les défilés, souvent un géant, qui représente le Roi du Carnaval, et que l’on sacrifie le dernier jour. Le Día del Figurín à Cuba aurait été selon diverses époques célébré séparément ou conjointement avec le Día del Entierro de la Sardina.
Le Cheval-jupon, Zaldiko ou Zamalzain
« Le cheval-jupon est un élément traditionnel des processions et cortèges dans le folklore de nombreux pays. En tant qu’accessoire de déguisement, le cheval-jupon traditionnel est une carcasse creuse, figurant la partie supérieure du corps d’un petit cheval, percée à l'emplacement de la selle, d’une ouverture dans laquelle vient s’emboîter un cavalier dont les jambes sont masquées par une bande d’étoffe formant caparaçon. Très souvent harnaché, le cheval porte parfois deux jambes postiches qui paraissent être celles du cavalier.
En tant que type de déguisement, le cheval jupon est l’être hybride que devient l'homme dès qu’il s’est emboîté dans l’accessoire décrit ci-dessus. Le Moyen Âge connaissait déjà le cheval-jupon, puisqu’on le retrouve dans le midi de la France en compagnie de la Tarasque. À Douai (dans le nord de la France), on en trouve trace dès le XVIIe siècle sous la dénomination Sot dé Canonié, et il est évoqué comme Petit Cavallié en 1700. On pensait jadis qu’il s’agissait d’une parodie des tournois équestres. Les avis actuels sont partagés : certains y voient la volonté de domestication du cheval par l’homme, d’autres y voient une allusion à un vieux mythe où un homme revêtu d’une peau de cheval, coiffé d’une tête, symboliserait une union rituelle. Et vient bien souvent à l'esprit l’image du Centaure...» (10).
« À Montpellier, en France, on le retrouve dans la danse du Chibalet qui fait partie de celle des Treilles. La danse, réglée comme un ballet, est composée de figures qui se suivent selon un ordre fixe et la coutume est restée tellement ancrée que l’on fabriquait, il y a peu de temps encore, de nouveaux chevaux quand on en avait besoin. Dans certaines communes, ils portent des clochettes et alternativement fuient leur donneur d’avoine ou le poursuivent ; un serviteur les accompagne avec un chasse-mouche fait d’une queue de cheval. À Poussan, un autre danseur tient la brosse et l’étrille, et enfin un cinquième personnage, à l’arrière, tient une tenaille et un marteau. Il représente le maréchal ferrant chargé de ferrer le cheval » (11).
Cette tradition est présente en Espagne : à Lanz, en Navarre, existait la tradition de l’homme-cheval, ou Xaldico, ou Zaldiko, qu’on finissait par tuer symboliquement le jour du Mardi-gras. Au pays basque espagnol c’était le Zamalzain, cheval-jupon qui représentait un chevalier, et qui faisait partie d’un cortège exécutant dans certains endroits des danses autour d’un verre. On peut rapprocher cette danse autour d’un verre (ou d’une bouteille) de celles que l’on trouve chez les rumberos dansant la columbia à Cuba.
Le cheval-jupon est une tradition qui s’est transportée à Cuba, et que l’on retrouve en Oriente, comme le montre l’illustration ci-dessus, tirée d’un ouvrage de Fernando Ortiz, dans laquelle on voit ce type de déguisement utilisé par un Africain. Le vêtement habillant le cheval est cette fois un pagne de fibres végétal (tel le mariwo lucumí), typiquement africain. Afrique et Europe se réunissent dans ce qu’Ortiz nomme mojiganga montada (mascarade équestre).
On retrouve la tradition du cheval-jupon au Venezuela, dans la danse de la Burriquita :
Rixes et querelles « de clocher »
L’antique Fête des Fous – ou Fête des Innocents - du Moyen-Âge servait de jour de défoulement dans une société où les pauvres – les serfs – avaient un statut social fort peu éloigné de celui de l’esclave en Amérique : ils appartenaient à un territoire donné qui était la propriété d’un noble, qui avait tous les droits sur « ses gens ». Le Jour des Fous, les nobles restaient de préférence cloîtrés chez eux, puisque "tout était permis" et que les hiérarchies étaient renversées. En Espagne, il avait lieu le 28 décembre. Les masques servaient alors à n’être pas reconnu si on avait l’intention de perpétrer des actes interdits. Julio Caro Baroja précise que (12) « masqués ou non, les gens s’adonnaient à des actes violents et d’allure bestiale comme ceux-ci : insulter les passants, publier des faits scandaleux qui auraient dû rester secrets, se moquer publiquement de la vie privée d’autrui, détruire des objets, les changer de place, les dérober, se quereller avec certaines personnes, lancer des objets insultants pour autrui ».
Ce jour d’"inversion des rôles" servait bien entendu de soupape, permettant de faire retomber la pression sociale due aux mauvaises conditions de vie. C’est le même principe qui sera en vigueur à Cuba avec le Día de Reyes, jour de relative liberté pour les esclaves, comme nous le verrons plus loin.
Il était également habituel en Espagne, en période de carnaval, d’arroser autrui, en utilisant parfois des seringues remplies d’eau. Cette tradition rappelle la coutume qu’on avait le Jour des Fous d’arroser les hauts personnages de l’église avec des seaux d’eau. Les jets d’eau à autrui se transformaient parfois, à destination des femmes, en jets d’œufs remplis d’eau parfumée, ou en jets de friandises. À la campagne, ces jeux prenaient une autre dimension : on pouvait tourmenter et insulter les gens du village voisin s’ils venaient à passer à proximité, et cette fois-ci il s’agissait de jets de navets, de trognons de fruits, d’œufs, de pierres, voire de batailles rangées : des personnages masqués pouvaient même s’organiser et attaquer ensemble un village voisin.
On peut rapprocher ces traditions d’explosion des rivalités entre deux noyaux sociaux voisins de ce qui se passe à Cuba où, nous le verrons plus loin, des rixes ont souvent opposé divers ensembles de carnaval rivaux. Il est également de tradition dans les comparsas cubaines – qui sont composées de gens d’un même quartier - de chanter des chansons satiriques à propos des comparsas concurrentes d’un autre quartier, et d’entretenir les rivalités entre celles-ci, qui sont concurrentes dans le carnaval puisque les troupes sont récompensées par des prix et classées dans une compétition, mais aussi dans la ville pour une rivalité de prestige et d’orgueil.
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(1) Source : uneac.org.cu, Carlos Padrón – La Festividad del Corpus Christi en Cuba, Siglo XVI.
(2) Fernando Ortiz – Los Viejos Carnavales Habaneros, in Estudios Etnosociológicos, 1954, Cuba.
(3) Julio Caro Baroja dans El Carnaval – Analisis Historico-cultural, citant Pascual Madoz – Diccionario Geográfico, Estadístico, Histórico de España, tome X, Madrid 1847.
(4) « La piñata est un récipient rempli de friandises que l’on brise à coups de bâton le premier dimanche de carême » - (Dictionnaire Espagnol Larousse).
(5) Julio Caro Baroja dans El Carnaval – Analisis Historico-cultural.
(10) Wikipédia – Le Cheval-Jupon.
(11) Le Midi Libre – 31 janvier 2010.
(12) Julio Caro Baroja dans El Carnaval – Analisis Historico-cultural.
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par Patrice Banchereau
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012