Dossier Laméca
Konpa ! La musique populaire en Haïti
1. LA BÈL ÉPÒK : LA MUSIQUE POPULAIRE DE LA 1ère MOITIÉ DU 20ème SIÈCLE
La méreng et les origines de la musique populaire haïtienne
Les personnes qui ne connaissent d'Haïti que sa pauvreté ou ses vicissitudes politiques, sont souvent surpris d’apprendre que le pays a connu une scène musicale très dynamique près d'un siècle durant et que de grands orchestres y ont prospéré pour une grande partie du 20ème siècle.
Le paysage urbain du 20ème siècle d'Haïti se dessine durant l'occupation américaine du pays (1915-1934) : une exposition au jazz américain, les influences culturelles de Cuba s’intensifient, les premières stations de radio font leur apparition, et la classe moyenne noire du pays adopte de plus en plus les idées indigénistes et se passionne pour les traditions afro-haïtiennes, en partie pour s’opposer à la domination étrangère blanche dans le pays.
Cette période d'efflorescence urbaine, de développement du tourisme, de croissance économique et d'ouverture culturelle sur le monde est parfois appelée la bèl épòk. Des années 1930 aux années 1950, de grands orchestres de danse (appelés djaz) se forment et jouent pour un public urbain; des troubadours (twoubadou) composent des chansons sur la vie de tous les jours; chanteurs, percussionnistes et troupes de danse traditionnels jouent le répertoire afro-haïtien; l’art plastique naïf se popularise à l'échelle internationale, et émerge un mouvement musical appelé Vodou-djaz, mélange de méreng haïtienne et de musique vodou, arrangé pour grands orchestres (djaz).
A propos de la méreng (se prononce méringue)
La méreng haïtienne (du nom d'une pâtisserie populaire en France au 18ème siècle, faite de blancs d'oeufs et de sucre fouettés), distincte du merengue du voisin dominicain, provient d'une section de la kontredans du 19ème siècle, danse comprenant plusieurs figures chorégraphiques.
Son motif rythmique à cinq notes syncopées (souvent chanté "dak-ta-dak-ta-dak") suivi de quatre notes non-syncopées ("dah-dah-dah-dah") infuse de manière sous-jacente la mélodie et l'accompagnement.
Considérée à l’époque comme la danse nationale d’Haïti, la méreng comprend plusieurs formes selon la classe sociale et le lieu, comme la méreng de carnaval, les versions majestueuses de salon, et bien-sûr la méreng dansante.
Une mereng classique évoque l'importance du genre musical en Haiti :
Mereng ouvri bal
Mereng fenmen bal
San mereng nanpwen kanaval
(La méreng ouvre le bal
La méreng cloture le bal
Sans méreng il n'y a pas de carnaval)
A la fin des années 1920, de nombreux orchestres de jazz sont formés et jouent pour le plaisir de l'élite: Jazz Duvergé, Jazz Dugué, Jazz Guignart, Jazz Chancy, Baby Blue Jazz, Jazz Hubert, Surprise-Jazz, Dynamique Jazz, Jazz Annulyse Cadet et bien d'autres encore.
Le mot djaz (créolisation de jazz) finira par désigner tout grand orchestre de danse. Djaz dont les instruments sont presque tous empruntés aux premières formations américaines de jazz comme le Creole Jazz Band de King Oliver.
Audio 1
"Mèsi Papa Vincent" par le Surprise Jazz (coffret Alan Lomax in Haiti, 1936-37, Harte Recordings, 2009)
Alan Lomax effectue cet enregistrement dans un club de l'élite à Port-au-Prince, la veille du Noël 1936.
Le groupe interprète l'arrangement d'une chanson populaire chantée dans la rue, appelée "Mèsi Papa Vensan" (Merci Papa Vincent). Elle est dédiée au président d'Haïti, Sténio Vincent, qui est présent avec son invité, le président de la République Dominicaine, Rafael Trujillo.
Un extrait des paroles :
Ki moun ki bay kòmès an détay-la ?
Se Pwézidan Vensan !
Annou rélé mèsi Pwézidan Vensan !
(Qui nous a autorisé le commerce de détail ?
Président Vincent !
Chantons merci Président Vincent !)
Dans les lieux de danse du bord de mer, la musique cubaine est très prisée par les fi fwontyè (filles de la frontière, originaires de la République Dominicaine) qui viennent travailler en Haïti.
Dans les années 1930, grâce aux radios cubaines qui émettent jusqu’en Haïti, le son cubain joué par les meilleurs sextetos et septetos du moment est largement écouté. Son, bolero, rumba et guaracha (souvent avec des textes en créole) sont alors joués par une profusion de trios, quartetos, quintettes, et sextetos haïtiens qui sillonnent clubs, hôtels, théâtres, et stations de radio de Port-au-Prince et Pétion-Ville.
Nombreux sont les grands chefs d'orchestre haïtiens des années 1950 et du début des années 1960 à avoir fait leur début dans ces djaz influencés par la musique cubaine des années 1930 et 1940.
Dans les années 1940 et 1950, Haïti est une destination régulière pour les orchestres cubains comme la Sonora Matancera ou Siboney. Le boléro cubain ira jusqu’à devenir l’élément de base de la chanson romantique.
Le merengue du voisin dominicain exercera lui aussi une forte influence.
La vie nocturne du milieu des années 1940 jusqu'au milieu des années 1950 est probablement la plus féconde de l'histoire urbaine d’Haïti. En fin de semaine, salles de bal et boites de nuit ne désemplissent pas, en après-midi comme en soirée. Le répertoire joué par les orchestres est très varié : musique cubaine, jazz américain, méreng haïtienne, et à partir des années 1940, le nouveau style indigéniste appelé Vodou-djaz. Nombreux sont ces orchestres (et chanteurs, comme par exemple Guy Durosier) à faire des tournées internationales.
Audio 2
"Panama-m Tombé" (Mon panama est tombé) par Guy Durosier et l'Orchestre du Riviera Hotel, avec pour chef d'orchestre Michel Desgrottes (album Souvenir d'Haïti, 1957)
Une des méreng d'Haïti les plus connues, "Panama-m Tonbé" remonte à la fin du 19ème siècle et traite sous forme d'anecdote de la mort du président haïtien Florival Hyppolite lors d'un voyage dans le sud-ouest du pays.
Le chœur et le premier verset font comme suit :
Mwen sòti lavil Jakmèl
Mwen pralé Lavalé
An arivan pon Béné
Panama’m tonbé
Refrain: Panama’m tonbé (x3)
Sa ki dèyè ranmasé pou mwen
(J'ai quitté la ville de Jacmel
En direction de LaVallée
En arrivant à pont Benet
Mon panama [chapeau] est tombé
Refrain: Mon panama est tombé (x3)
Ceux qui me suivent, ramassez le moi
Les trois extraits vidéo suivants proviennent d'un film documentaire sur la musique en Haïti durant la bèl épòk, réalisé par Frantz Voltaire et raconté par Raoul Guillaume, Issa el Saieh, Herby Widmaier, Emerante de Pradines, et d'autres, avec de superbes photos et films originaux. Dans une séquence, le président Paul Magloire accueille la chanteuse américaine Marian Anderson lors d'un bal somptueux au Palais National en Janvier 1954 :
Importance de la radio
Nombreux sont les haïtiens en particulier dans les zones rurales, à s’équiper en poste de radio. Au début des années 1950 ce média sera le principal moyen de diffusion des actualités et de la musique dans tout le pays avec une radiodiffusion en direct des prestations d'orchestres du moment: radio 4RVW (Radio d'Haïti) en direct du nightclub Cabane Choucoune ou du Ciné Paramount, pour les prestations des orchestres Jazz des Jeunes, Saïeh, Aster-Jazz Latino, et des chanteurs Guy Durosieret et Louis Lahens (avec l' Orchestre Citadelle)...
Le Vodou-djaz est créé par l'orchestre jazz des Jeunes, notamment le compositeur, arrangeur et trompettiste Antalcidas Oreus Murat, un indigéniste passionné qui apprend tout ce qu'il peut trouver sur la musique vodou d’Haïti.
Le Vodou-djaz se caractérise par un style chanté de type méreng, des rythmes traditionnels et des arrangements pour grand orchestre. Les chansons sont répertoriées selon le format rythmique utilisées : ibo, pétro, rabòday, méring, congo...
La chanson "Ancien Jeunes" (de Antalcidas O. Murat) décrit l'orchestre :
Jazz des Jeunes, l'enfant chéri
Du peuple haïtien
Son orgueil, sa fierté
C'est de manger son propre bien
Yanvalou, raborday
Pétro, ibo, congo, djouba
Sont des rythmes de nos ancêtres
Nègres aradas
De tous les Haïtiens authentiques
Réels sans fard...
La phrase "réels sans fard" (au sens de maquillage) fait référence à la pratique chez la femme noire d'éclaircissement de la peau avec de la poudre pour le visage; les paroles suggèrent donc que la musique de Jazz des Jeunes ne "blanchit" pas son africanité. Aussi, la chanson "Anciens Jeunes" laisse entendre que l'indépendance économique et politique est liée à la fierté de l'origine africaine.
Audio 3
"Coté Moune Yo ?" (Où sont ces gens ?) par le Super Jazz des Jeunes (Ibo Records, 1962)
Dans cet arrangement d'une chanson habituellement interprétée par les bandes rara traditionnelles (groupes qui défilent dans la période précédant Pâques, liés souvent aux temples Vodou), le groupe utilise les trompettes en bambou mono-note typiques du rara et les mêle aux instruments du big-band.
Les paroles sont traditionnelles et évoquent ces ennemis anonymes qui pratiquent la calomnie :
Koté moun yo, woy ? Mwen pa wè moun yo é
Koté moun k ap palé moun mal ?
Mwen pa wè moun k ap palé moun mal
Woy... dèvan byen, dèyè mal o !
(Où sont ces gens ? Je ne vois pas ces gens
Où sont ces gens qui calomnient les autres ?
Je ne vois pas ces gens qui insultent les autres
Gentils devant vous, méchant dans votre dos !)
Jazz des Jeunes est retenu pour jouer à la célébration du bicentenaire de Port-au-Prince, un évènement qui dure plus d'un an, porté par le président indigéniste Dumarsais Estimé. Pour l'occasion, l'orchestre est rejoint par la talentueuse chanteuse traditionaliste Lumane Casimir (voir 2. Troupes et chanteurs traditionalistes), la principale troupe de danse traditionaliste la Troupe Folklorique Nationale d'Haïti et le percussionniste traditionnel le plus connu d'Haïti, Ti-Roro.
L’orchestre Jazz des Jeunes entretient une rivalité fraternelle avec l’autre formation de Vodou-djaz la plus importante d’Haïti, l’orchestre Saieh dirigé par Issa El Saieh, membre de la famille (d'origine palestinienne) propriétaire de La Belle Créole, un grand magasin important à Port-au-Prince. L'orchestre compte le plus populaire chanteur d'Haïti, Guy Durosier, ainsi que Raoul et Raymond Guillaume au saxophone, Nono Lamy au piano et les trompettistes Alphonse Simon et Serge Lebonde.
L'orchestre Saieh est réputé pour des arrangements jazz sophistiqués de chansons traditionnelles, des harmonies inventives et une parfaite émulation des big-bands américains. Occasionnellement, Issa El Saieh fait venir en Haïti des musiciens de jazz américains (comme le pianiste Billy Taylor ou le saxophoniste ténor Budd Johnson) qui donnent à l’orchestre des cours d'harmonie et de technique instrumentale.
Audio 4
"Rélé M" ("Appelle-moi" ou "Quel est mon nom?") par l'Orchestre El Saïeh, avec Guy Durosier au chant (1960?)
Ces paroles proviennent d'un conte populaire ou devinette, avec des indices suggérant un sens nativiste de l'identité haïtienne. La percussion est afro-haïtienne mais le refrain comporte des lignes de trompettes intenses sur de riches harmonies jazz, créant un traitement cosmopolite d'un morceau autochtone.
Rélé m rélé m rélé
Mandé sa pou fè mwen
Manman mwen sé manbo
Papa mwen sé oungan
Mandé sa pou fè m
(Appelle-moi, Quel est mon nom ?
Demande-toi ceci pour m'identifier
Ma mère est une manbo [prétresse Vodou]
Mon père est un oungan [prétre Vodou]
Demande-toi ceci pour m'identifier)
Ce film documentaire, Balade de Port-au-Prince 1940, contient d'excellentes vidéos de l'Orchestre Issa El Saieh avec Guy Durosier dans une discothèque. Et sur la bande-son, on entend beaucoup d'autres excellents enregistrements de la période, tels que "Twa Bébé Sòti Léogane O "(Trois filles ont quitté Léogane, oh) par Pépé Bayard :
Audio 5
"Ouangol oh" par Rodolphe "Dodòf" Legros et son groupe Ibo Lele (La Belle Créole, 1953-55)
Chanté sur le rythme Vodou Pétwo, ce morceau est un arrangement d'une chanson traditionnelle Vodou à propos de l'une des divinités de la région Kongo Angola d'Afrique, appelée Wa Angol (Roi de l'Angola).
Wongol O, wayo
Ki lè w’a vini wè-m ankò, wayo
Ki lè w’a vini wè-m ankò
Peyi-a chanje
Ki lè w’a vini wè-m ankò, wayo
(Wongol oh, wayo
Quand reviendras-tu me voir, wayo ?
Quand reviendras-tu me voir ?
Le pays a changé
Quand reviendras-tu me voir, wayo ?)
Presque tous les musiciens de Vodou-djaz ont soutenu la candidature à la présidence d’Haïti du médecin et ethnologue François Duvalier, le champion de la majorité noire démunie d'Haïti. A la fin des années 1950, des dizaines de chansons sont enregistrées par ces orchestres en son honneur.
Si le mouvement Vodou-djaz et de nombreux orchestres de style bèl epòk durent jusqu’aux années 1960, leur influence décline sous l'effet du nouveau style populaire de la fin des années 1950, le konpa-dirèk et la kadans-ranpa. Le basculement de la présidence Duvalier en une dictature à vie impitoyable et répressive contribue également à ce déclin.
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SOMMAIRE
1. La bèl épòk : la musique populaire de la 1ère moitié du 20ème siècle
2. Troupes et chanteurs traditionalistes
3. Twoubadou et gwenn siwèl
4. Les origines du konpa et de la kadans
5. Mini-djaz et migration
6. Nouvelle génération et retour aux racines
Extraits musicaux
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par Dr Gage Averill
Docteur en ethnomusicologie, spécialiste des musiques populaires haïtiennes, professeur et doyen à la Faculté des Arts de la University of British Columbia (Canada)
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2016-2019