Dossier Laméca
LA BIGUINE À PARIS
4. PARIS, MELTING-POT MUSICAL CARIBEEN
Paris durant les années trente, imité par les grandes villes et centres de villégiature, est un vaste music-hall cosmopolite. La musique est présente à chaque coin de rue dans les quartiers fréquentés. Les grands hôtels, brasseries, grands cafés servent leurs clients dans une ambiance musicale étudiée. Les dancings engagent souvent deux orchestres, l’un de tango, l’autre de jazz et de musique typique, qui alternent sur scène.
Les musiques dites "exotiques" font sensation. On se passionne tout à la fois pour le jazz, le tango, la musique tzigane, la rumba, la biguine… Les musiciens étrangers, et parmi eux ceux de la Caraïbe, ne manquent pas de travail et affluent en France. Le syndicat des musiciens est puissant et voit d’un œil méfiant cette invasion. Il veille aux intérêts des musiciens français en faisant voter des lois pour imposer des quotas.
Des revues spécialisées comme le mensuel "Jazz Tango" indiquent régulièrement la liste des orchestres qui passent dans les différents lieux. Dans le quartier de Montmartre, entre Pigalle et Blanche, quelques cafés bien connus sont le point de rendez-vous permanent des musiciens où l’on s’indique les affaires, où l’on forme les orchestres et conclut les engagements.
La Caraïbe à la Coupole de Montparnasse
Le plus bel exemple de mixité musicale caribéenne est certainement l’orchestre de 7 musiciens dirigé en 1932 par le saxophoniste et flûtiste Bertin Depestre Salnave à "La Coupole de Montparnasse", la grande brasserie ouverte fin 1928 par MM. Fraux et Lafon.
Outre Haïti, pays d’origine du chef d’orchestre et de son clarinettiste et saxophoniste Émile Chancy, sont aussi représentées la Guadeloupe avec le trompettiste Abel Beauregard et le tromboniste Jean Degrace, la Martinique avec le batteur Florius Notte, Cuba avec le pianiste Oscar Calle, et la Barbade avec le banjoïste Hilton Wiles. Cet orchestre sera remplacé en décembre 1933 par le "Rico’s Creole Band" du saxophoniste et flûtiste cubain Filiberto Rico qui gardera Abel Beauregard et Jean Degrace avec lui mais engagera comme batteur le Martiniquais Orphélien, ancien musicien de Stellio. La nouvelle formation de La Coupole enregistrera, à côté de nombreuses rumbas, deux biguines de Beauregard avec la participation vocale d’Orphélien pour la marque Gramophone en 1934.
La présence cubaine chez Félix Valvert
Dès ses débuts de chef d’orchestre, Félix Valvert intègre dans ses formations des éléments cubains. Ainsi son orchestre du cabaret "Les Antilles" au n°14 de la rue d’Odessa en 1931 comporte-t-il deux musiciens cubains : le trompettiste et chanteur Pedro Lugo Machin et le saxophoniste José Beroa.
Félix Valvert veut se différencier des orchestres de biguine en présentant des formations polyvalentes, capables de rivaliser avec les orchestres de jazz et de rumba, danse pour laquelle il ne cache pas son affinité.
Il fera d’ailleurs partie durant deux ans, tout comme le batteur guadeloupéen Pierre Jean-François, de l’orchestre du pianiste cubain Oscar Calle. Puis en septembre 1935 il succède à Stellio à La Boule Blanche avec un orchestre composé de trois Guadeloupéens et trois Cubains : César Rios (p), Luis Fuentes (fl, sax, cl), et German Araco (b).
De septembre 1937 à novembre 1946, avec une interruption durant la guerre, Félix Valvert prend la suite du Rico’s Creole Band à La Coupole avec son orchestre intitulé "Feli’s Boys". On y verra des cubains : Pedro Lugo (tp et chant), Firmin Jova (b), Chico Cristobal (sax), Luis Fuentes (fl, sax), Alvareto della Torre (bongos), des Guadeloupéens : Robert Mavounzy, Sylvio Siobud (sax), Vincent Ricler, Claude Martial (g), Fred Alexis (dm), Henri Reynaud (tp), des Martiniquais : René Léopold (p), Eugène Delouche (sax, cl), Paul Lude (tp), Pierre Renay (b), un Guyanais : Émilio Clotilde (sax), un américain : Harry Cooper (tp), un espagnol : Manuel Moya (p), un trinidadien : Michel Wyatt (tp)…
Félix Valvert a joué un rôle de passeur, favorisant la mixité et les échanges entre musiciens caribéens de toutes origines.
Autres fusions caribéennes à Paris
Il existe bien des exemples de coopération entre musiciens de la Caraïbe. En 1930, le trompettiste trinidadien Cyril Blake fait partie de l’orchestre du batteur Pierre Jean-François au Pélican Blanc avec Félix Valvert. Le batteur Paul Delvi mêle dans ses formations Antillais et Cubains. Le batteur Florius Notte est dans l’orchestre du saxophoniste cubain Eduardo Castellanos à la Cabane Cubaine à partir de 1934. Le contrebassiste cubain German Araco participe aux enregistrements d’Eugène Delouche de 1935 à 1938.
Au début de l’Occupation, en mai 1941, une moyenne formation composée pour moitié de Cubains et d’Antillais se produit dans des music-halls à Paris et en Belgique peu avant la rafle des Cubains par les Allemands. Le guitariste cubain Emilio "Don" Barreto aura dans son orchestre le batteur martiniquais Robert Mommarché en 1936 et 1937 puis le saxophoniste guadeloupéen Édouard Pajaniandy de 1946 à 1950. Les Haïtiens Salnave et Maurice Thibault jouent régulièrement dans des orchestres antillais jusque dans les années soixante, notamment avec Léardée.
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SOMMAIRE
1. Les précurseurs (avant 1929)
2. Stellio et l'exposition coloniale (1929-1931)
3. L'âge d'or de la biguine (1931-1939)
4. Paris, melting-pot musical caribéen
5. L'occupation et le jazz (1940-1944)
6. Le nouvel essor de la biguine (après 1944)
7. Evolution et modernisation d'un style
8. Figures musicales de la Guadeloupe
9. Figures musicales de la Martinique
10. La biguine et le disque 78 tours
11. Bibliographie - Discographie
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Par Jean-Pierre Meunier
Iconographie : collection J-P Meunier
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Général de la Guadeloupe, 2005