Dossier Laméca
Le gwoka.
Entre anticolonialisme et post-colonialisme
2. TAMBOUR ET AURALITE COLONIALE
|La créolisation|
|Le gwoka en bordure de la plantation|
La pratique du tambour en Guadeloupe s’est développée côte-à-côte avec d’autres pratiques aurales—musicales et linguistiques—qui, prisent dans leur ensemble, rendent audible le processus de créolisation. Avant d'aborder la pratique du tambour même, j’aimerais situer la créolisation comme processus social et culturel essentiel de la plantation. Il y a deux façons de comprendre la plantation et la société coloniale qu’elle sous-tendait. La première met en avant son caractère répressif, son exploitation brutale du travail des esclaves et l’idéologie raciste et déshumanisante sur laquelle elle reposait. En cela, la plantation fut un système de pouvoir négatif, c’est à dire un système qui restreignait la liberté par la violence à la fois physique et psychologique. En contrepartie, la plantation fut aussi un espace de pouvoir positif, c’est à dire un système qui a permis l’apparition de nouvelles institutions (dont émergent, de par la diaspora africaine, de nombreuses confréries et sociétés d’entraide), au sein desquelles se forment de nouvelles pratiques culturelles adaptées des divers apports africains, européens et, plus tard, indiens et levantins : langues créoles, pratiques spirituelles et religieuses, musiques, danses. Autrement dit, la plantation fut un espace de formation dialectique : adaptation et synthèse s’opérant en réponse à l’oppression et dans l’impossibilité d’une simple opposition.
"Kréyòl" par Kan'nida - album Kyenzenn (Indigo, 1999).
La créolisation est une idée contestée en théorie comme en pratique. D’un point de vue théorique, que ce soit en sciences humaines ou sociales, les chercheurs peinent à se mettre d’accord sur une définition précise du concept ainsi que sur ses limites (Palmié 2006). Si la créolisation marque un processus de syncrétisme culturel, existe-il des pratiques qui ne soient pas touchées par la créolisation, qui seraient pures ? Le consensus en sciences sociales est que les cultures sont toujours et ont toujours été dynamiques, soumises aux changements et en dialogues les unes avec les autres. On peut alors se demander en quoi la créolisation des sociétés coloniales aux Amériques est différente des processus de syncrétisme actifs dans le reste du monde. D’un point de vue pratique, les débats qui, en Martinique et en Guadeloupe, prennent à partie les écrits d’Edouard Glissant ou des créolistes (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989), montrent bien qu’une identité créole est loin d’être universellement acceptée.
Dans le milieu du gwoka même, le statut de la musique est débattu. D’un côté, Gérard Lockel—dans un article publié dans Ja Ka Ta en 1978 où il met très justement en avant l’instrumentalisation de la culture par le système colonial (Lockel 1978)—insiste sur le fait que le gwoka est une musique purement guadeloupéenne, qui a échappé aux pressions assimilationnistes, ceci contrairement à la biguine qui elle est « coloniale ».
A l'inverse de la division des musiques guadeloupéennes en « trois cultures » proposée par Lockel, Marie-Céline Lafontaine (1983, 1988) regroupe toutes les pratiques musicales de l’archipel au sein d’un même champ culturel. Là où Lockel segmente, Lafontaine met en avant les bases communes, les échanges et la circulation entre les différentes musiques nées de la plantation : gwoka, quadrille et, plus tard, biguine.
Le gwoka en bordure de la plantation
Mes travaux s'accordent avec ceux de Lafontaine, tout en prenant en compte la critique anticoloniale de Lockel. J’entends le gwoka comme un produit de la créolisation, que je comprends comme un processus d’adaptation au système colonial. La créolisation est non seulement un procédé créatif de syncrétisme mais c’est aussi un processus qui permet à de nouvelles expressions culturelles de prendre racines et de se développer de façon originale. Ainsi les apports musicaux africains et européens n’ont pas produit les mêmes résultats en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Domingue.
Le gwoka est né en bordure de la plantation, c’est à dire ni tout à fait en dehors, ni tout à fait en dedans. Il exprime la nécessité de s’adapter à la violence esclavagiste, d’y résister, sans pouvoir réellement y échapper. Nous disposons malheureusement de peu d’écrits sur les pratiques du tambour dans les colonies françaises d’Amérique. Ceux qui existent ont tous été écrits par des témoins impliqués directement dans le système colonial (de Rocheford 1665; Du Tertre 1654; Dugoujon 1845; Granier de Cassagnac 1842; Labat and Gheerbrant 1956 ?; Léonard 1797). Ceux qui pratiquaient ces musiques n’ont laissé aucune trace, ni sonore, ni écrite. Les écrits dont nous disposons sont donc imprécis et empreints des préjugés racistes de leurs auteurs. Ils offrent une trace muette et silencieuse. Néanmoins, ils permettent de tirer des conclusions importantes sur le rôle de la musique sur et autour de la plantation et la place du tambour dans l’auralité coloniale.
Premièrement, il faut reconnaître que les musiques noires faisaient partie intégrale du paysage sonore de la plantation. Ainsi Léonard (1797) décrit des chants de travail et l’abolitionniste Dugoujon (1845) nous offre une description des musiques qui accompagnaient une veillée funéraire et un enterrement du côté de Sainte-Anne :
« J’ai dit que les nègres voisins des églises y sont presque toujours portés après leur mort. Or, voici comment se pratiquent les cérémonies des funérailles : Le curé ou celui qui le remplace se revêt d’un vieux rochet et d’une étole usée, et lorsque le nègre de la fabrique a chanté quelque chose, qu’on appelle ici le Libera, le célébrant asperge la bière et se retire, les porteurs enlèvent le corps et suppléent au reste par des chants barbares, des danses et des orgies. Il m’a été donné d’être témoin une fois, à Sainte Anne, d’une de ces cérémonies à l’africaine. Un noir pêcheur était mort dans le voisinage du presbytère. Durant la nuit qui suivit le décès, je fus plusieurs fois réveillé par le son du tam-tam et par des chants de danse. Le lendemain au matin, je vis sortir de la case du défunt un grand nombre de noirs des deux sexes vêtus de leurs plus beaux habits et emportant leurs instruments de musique et des bouteilles qu’ils avaient vidées. Lorsque les brièves [sic] cérémonies usitées pour les noirs eurent été faites à l'église, le convoi se dirigea vers la mer, où les canots de tous les pêcheurs l’attendaient près du rivage : ils étaient pavoisés et rangés comme en ordre de bataille. Lorsque le corps parut, il fut salué par le tam-tam, par le son du lambis, et par des hurlements prolongés. On le plaça sur un barque, et, à un signal convenu, toute la flotille africaine s’ébranla; elle fit voile vers le cimetière des esclaves, situé sur le bord de la mer, à un petit quart de lieue du point de départ. On aurait pu se croire à cette vue sur les côtes idolâtres de la Guinée. »
Abbé Dugoujon, Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises. Paris : Pagnerre, éditeur, 1845 (p. 73)
S’il est indéniable que l’administration coloniale redoutait et combattait tout rassemblement d’esclaves (et donc ceux propices aux pratiques musicales), certains planteurs, eux, les encourageaient, voyant là une sorte de valve de sécurité ou un nécessaire défouloir. Interdits, encouragés ou simplement tolérés, les rassemblements d’esclaves autour du tambour ont joué un rôle essentiel pour la création d’institutions en marge de la plantation. S’il est improbable que le tambour ait réellement et directement servi de moyen de communication entre des esclaves en marronnage, les danses autour du tambour ont facilité la circulation d’informations et ainsi permis la création de nouvelles solidarités, les rassemblements des esclaves au sein de “nations” et ont ainsi posé les bases pour l’émergence d’institutions de solidarité (sociétés d’entraide) au cœur de la société coloniale (Lanoir-L’Etang 2005).
Deuxièmement, les pratiques de musique et de danse associées au tambour ont permis la préservation de traces mémorielles. La créolisation n’efface pas complètement les éléments qui la nourrissent. Ceux-ci continuent d’être présents en tant que traces. Qu’il s’agisse des techniques de construction d’instruments de musique, des esthétiques musicales et gestuelles ou des rituels qu’accompagnaient ces instruments, la pratique de musiques en marge de la plantation a servis à contrecarrer l’acculturation qui accompagnait le Passage du Milieu. Par la pratique du tambour, les traces africaines ont été activées, transmises et enrichies.
Les chroniqueurs à propos des instruments de musique des esclaves :
Jean-Baptiste Du Tertre (1654)
« Ils font des assemblées où ils dansent à leur mode au son du tambourin, ou de la callebasse, avec autant d’allegresse que s’ils etoient les plus heureux gens du monde. Ce tambourin n’est autre chose qu’un tronc d’arbre creusé sur lequel est estendu & lié avec une corde, une peau de loup marin. L’un d’eux le tient entre ses jambes, & joue avec ses doigts comme sur un tambourin de basque; quand il a ioué un verset, l’assemblée en chante un autre, & ainsi ils continuent alternativement. »
Labat (ca. 1693-1705)
« Pour donner la cadence à cette danse, ils se servent de deux tambours faits de deux troncs d'arbres creusez d'inégale grosseur. Un des bouts est ouvert, l'autre est couvert d'une peau de brebis ou de chevre sans poil, gratée comme du parchemin. Le plus grand de ces deux tambours qu'ils appellent simplement le grand tambour, peut avoir trois à quatre pieds de long sur quinze à seize pouces de diamètre. Le petit qu'on nomme le baboula a à peu près la même longueur, sur huit à neuf pouces de diamètre. Ceux qui battent les tambours pour régler la danse, les mettent entre leurs jambes, ou s'asseyent dessus, et les touchent avec le plat des quatre doigts de chaque main. Celui qui touche le grand tambour, bat avec mesure et posément; mais celui qui touche le baboula bat le plus vite qu'il peut, et sans presque garder de mesure, et comme le son qu'il rend est beaucoup moindre que celui du grand tambour, et fort aigu, il ne sert qu'à faire du bruit, sans marquer la cadence de la danse, ni les mouvements des danseurs. […] Ils joüent presque tous d'une espece de guitarre, qui est faite d'une moitié de calebasse couverte d'un cuir raclé en forme de parchemin, avec un manche assez long. Ils n'y mettent que quatre cordes de soye ou de pitte, ou de boyaux d'oiseaux séchez, et ensuite préparez avec de "huile de Palma Christi. Ces cordes sont élevées d'un bon pouce au-dessus de la peau qui couvre la calebasse par le moyen d'un chevalet. Ils en joüent en pinçant et en battant. »
Mais le pouvoir le plus important du tambour à l’époque coloniale réside dans sa potentialité. C’est mon troisième point. Les danses au tambour n’offraient pas une opposition directe au pouvoir colonial plantationaire. Mais elles offraient un espace de dérobade, une échappée, ce que Glissant appelle un détour. Je n’emploie pas ces termes dans le sens littéral d’une fuite physique, d’un grand marronnage (bien que cela ait bien-sûr pu arriver) mais dans le sens où la pratique et la signification (sociale et symbolique) de la danse échappaient au contrôle et à la compréhension des pouvoirs coloniaux (Hill 2013; Munro 2010). Sans savoir si les tambours ou les danses aient oui ou non servi de moyen de communication et permis l’organisation de révoltes en Guadeloupe, nous savons que ce potentiel était de toute façon présent dans l’esprit et l’imagination des planteurs. Pour les esclaves, les danses offraient un espace cathartique, où pouvait être cultivé une façon d’être au monde qui échappait au contrôle colonial. Face à l’aliénation, la musique et la danse permettaient aux esclaves d’affirmer leur humanité. La danse et la musique étaient la propriété inaliénable de personnes elles-mêmes réduites à l’état de propriété (Radano 2016). Mais, je tiens une fois de plus à le rappeler, les danses au tambour n’existaient pas en dehors de la culture coloniale mais en sa zone liminale. Elles participent d’un engagement avec la culture dominante, d’une négociation. Elles illustrent le fait que le potentiel de résistance a toujours été immanent au système colonial (plutôt qu’externe à ce système) ; c’est-à-dire que le système colonial a toujours contenu (aux deux sens du terme : "avoir comme élément constitutif" et "empêcher/réprimer") la possibilité de résistance. Le pouvoir du tambour n’est pas dans la fuite de la plantation mais dans le potentiel de pouvoir exister autrement en son sein.
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SOMMAIRE
1. Introduction. Le gwoka, un champ aural d'engagements politiques complexes
2. Tambour et auralité coloniale
3. Le gwoka comme auralité anticoloniale
4. Les deux créolisations de Guy Konkèt
5. Jazz et gwoka : Auralité créole ou diasporique ?
6. Le gwoka dans une auralité postnationaliste
Illustrations musicales
Bibliographie
Conférence audio
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par Dr Jérôme Camal
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mai 2018