Article Laméca
"Les traditions de percussion caribéennes et leur patrimoine africain"
Olavo Alén Rodríguez (2003)
CIDMUC, La Havane
Texte de la conférence donnée à la 2ème édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2005 - Sainte-Anne, Guadeloupe)
Laméca / Festival de Gwoka de Ste Anne / DAC Guadeloupe
Le patrimoine culturel transmis par la musique cubaine au monde des instruments de musique peut être considérée comme importante dans son ensemble. Mais la contribution des tumbadoras cubaines (connus dans le monde entier sous le terme Conga) et des bongos aux musiques jazz, rock et pop du 20ème siècle en sont un élément essentiel qui va au-delà de la simple contribution d'un instrument de musique, pour entrer dans le domaine des comportements complexes de jeu qui dénotent de différentes et nouvelles tendances dans les appréciations esthétiques à la fois des musiciens et du public.
Ce n'est certainement pas une coïncidence que les deux instruments cubains mentionnés ci-dessus sont des tambours. Le tambour africain dans le Nouveau Monde a donné naissance à un nouvel instrument de musique : le tambour américain. Ceci est arrivé dans la Caraïbe et tout particulièrement à Cuba.
Les hommes ont créé différentes sortes d'instruments de percussion de par le monde. On trouve des percussions dans pratiquement toutes les cultures musicales, dans la mesure où l'utilisation de percussions pour faire de la musique est peut-être le plus ancien comportement musical humain. Le continent africain a un très riche patrimoine de percussions et de jeux de percussion. Les tambours en Afrique sont exceptionnellement importants, de telle façon que si vous me demandiez de caractériser la musique du continent entier en ne mentionnant qu'un seul instrument, je dirais, de façon générale : tambour.
L'homogénéisation du timbre n'a jamais été utilisée en Afrique comme critère dans la fabrication des instruments. Au contraire, le jeu de percussion a tendance à afficher une large variété de timbres exécutés sur un seul instrument. C'est l'utilisation des mains nues au lieu de baguettes pour le jeu de tambour qui permet au musicien d'obtenir différents timbres, simplement en changeant la position de la main au moment de frapper le tambour.
Des millions d'Africains provenant de centaines d'ethnies différentes se sont installés dans le Nouveau Monde après sa "découverte" par les Européens. Ils y ont été emmenés pour travailler comme esclaves pour transformer la jungle américaine en un endroit civilisé. Mais ils ont aussi transformé l'Amérique en leur nouveau chez soi. Ici, ils ont recréé leurs religions, beaucoup de leurs modes de vie, leurs relations familiales et même certaines façons de se regrouper qui ressemblaient à leurs vies en Afrique. De prime importance était, toutefois, la recréation faite par ces Africains et leurs descendants de leurs concepts esthétiques et de leurs formes artistiques, au sein desquelles la musique et la danse jouaient un rôle dominant.
Un autre des traits importants de ces structures polyrythmiques est que la production de rythmes complexes, segmentés et variables (sur lesquels se base l'improvisation) est normalement située dans les registres de tonalité plus bas. Les rythmes réguliers, fixes et répétitifs (qu'on pourrait appeler "rythmes d'accompagnement" selon les concepts musicaux européens) sont dans le registre le plus haut. Cette distribution des registres selon les différentes fonctions musicales est exactement à l'opposé de la conception européenne, dans laquelle l'improvisation et la mélodie principale s'exécute normalement dans le registre le plus haut, alors que le registre plus bas est réservé à l'accompagnement.
Les esclaves provenant des régions d'Afrique où vivent les nations de langage bantou ont eu une grande importance dans la naissance de la culture musicale afro-cubaine. Un processus de recréation de leur religion et de leurs musiques a aussi eu lieu à Cuba, où ces esclaves étaient désignés du terme générique de Congos. Tout comme les Yorubas, ils organisèrent leur religion, appelée Regla de Palo, autour des temples demeures des divinités tutélaires, ou Tata-nganga. Ces esclaves ont recréé à Cuba différents ensembles de percussion qui étaient aussi utilisés en Afrique pour leurs fêtes ou pour leurs cérémonies religieuses. Parmi ceux-ci, les plus importants sont les tambours Ngoma, les tambours Makuta et les tambours Yuka. Tout ceux-ci partagent exactement les mêmes caractéristiques décrites plus haut pour les tambours Batá des Yorubas.
Les chansons de la musique afro-cubaine ont une structure musicale très simple. Elles consistent normalement en une alternance entre un chanteur soliste et un chœur sur un principe responsorial. Cette caractéristique donne à la musique une structure musicale ouverte, ou sans fin, où les exposés le plus importants ont lieu au début.
La façon européenne de considérer la vie est tout à fait à l'opposé. Ils se soucient plus, peut-être trop, de la fin. Cette attitude se reflète dans tous leurs genres artistiques. Par exemple, si vous manquez les cinq dernières minutes d'un film hollywoodien ou si vous lisez un livre auquel il manque les cinq dernières pages, vous ne pouvez pas dire que vous avez vu le film ou que vous avez lu le livre.
Ayant à l'esprit l'importance de la fin, les Européens après le Moyen Age ont développé des structures musicales fermées. Structures binaires A-B (marches, contredanses, chansons), structures ternaires ABA' (menuets sonates, symphonies), structures en rondo ABA'CA'', et autres, ont toutes une fin, et c'est un moment très important de l'ensemble de la structure musicale.
De nombreuses personnes voyageant à Cuba ont l'impression que la Rumba cubaine appartient à la musique afro-cubaine. Peut-être le fait que la rumba est jouée par seulement trois tambours (ou boites) et un petit tambour catá, et que ces instruments supportent avec une structure polyrythmique la voix du chanteur solo qui alterne avec un petit chœur et bien sûr guide la danse, ont amené à l'étiqueter de façon erronée comme musique afro-cubaine.
Si l'on regarde quelle est la langue utilisée dans la rumba, c'est l'espagnol. De plus, les rumberos organisent les textes de leurs chansons sur le modèle de la décima espagnole (un poème de dix strophes avec un arrangement spécifique des rimes). Les rumberos utilisent même le terme "decimar" (déclamer des decimas) pour le fait de chanter une rumba.
La rumba conserve les conceptions polyrythmiques des percussions héritées d'Afrique, mais elle montre très clairement le glissement dans le jeu de rythmes segmentés vers le registre plus haut de l'ensemble instrumental. Dans ce sens, les congas font état d'un comportement plus proche du jeu du piano que de celui d'un ensemble de percussions africain.
Toutes ces observations m'ont amené à la conclusion que la contribution essentielle faite par les Africains au Nouveau Monde et en particulier à la Caraïbe ne se trouvait pas dans les vestiges qui survivent encore dans nos régions, en dépit de leur indéniable importance en tant que folklore authentique. Les aspects décisifs de la contribution africaine proviennent plutôt des éléments musicaux qui ont pu se greffer sur la culture caribéenne émergeante, particulièrement à un moment dans l'histoire où de nouvelles manières de créer et de jouer la musique se dessinaient dans les arts du peuple caribéen.
(trad. Patrice Beziau )
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© Médiathèque Caraïbe / Conseil Général de la Guadeloupe, 2005