Dossier Laméca
LA BIGUINE À PARIS
7. ÉVOLUTION ET MODERNISATION D’UN STYLE
La biguine traditionnelle dans les années trente
On ne dispose malheureusement d’aucun vestige sonore des musiques de Saint-Pierre. Les descriptions de bals martiniquais données par des voyageurs (Louis Garaud : "Trois ans à la Martinique", William Dufougeré : "Madinina, Reine des Antilles") ou par des rescapés de la catastrophe (Salavina : "Trente ans de Saint-Pierre") laissent penser que les premières interprétations de biguine gravées en 1929 à Paris par Stellio avec une simple formation de quatre musiciens (clarinette, trombone, violon, violoncelle) sont encore très proches du style originel de la ville défunte.
"Mussieu Satan fâché!" par l'orchestre antillais, direction Stellio (1929).
Il ne faut voir dans l’absence de percussions qu’un avatar de l’orchestre car les premières batteries de jazz (souvent réduites à une caisse claire, une cymbale et une grosse caisse) existaient déjà dans les années vingt aux Antilles et Stellio était venu de la Martinique avec son batteur Orphélien. L’instrument de percussion le plus commun était l’incontournable "chacha", boîte de fer blanc remplie de grenaille, ou son équivalent fabriqué à partir d’une calebasse mais on utilisait aussi souvent de simples "ti bois".
Les orchestres de biguine, y compris celui de Stellio, enregistreront par la suite avec piano, guitare, banjo, contrebasse. Ce dernier instrument était peu répandu aux Antilles avant les années trente et c’était le violoncelle qui en tenait lieu. Les premières biguines enregistrées se caractérisent par un schéma mélodique et harmonique simple de type européen, mono rythmique sur un petit nombre d’accords de base (le plus souvent tonique et dominante), avec couplet de 32 mesures à deux temps sur le modèle ABAB et refrain de 16 ou 8 mesures. La spécificité se trouve dans l’interprétation qui laisse une grande part à l’improvisation, avec un balancement alimenté par un instinct aigu de la syncope (les syncopes sont souvent absentes ou très mal transcrites sur les partitions réalisées à l’époque par des musiciens européens). La polyphonie résultant de l’entrecroisement des instruments mélodiques est de la même veine que celle des premiers orchestres de jazz louisianais.
"Paméla" par l'ochestre Creol's Band du célèbre Bal Colonial de la rue Blomet, direction Ernest Léardée, refrain chanté par Orphélien (1930).
La biguine évolue peu durant les années trente. Tout au plus montre-t-elle une exécution mieux structurée en permettant à plusieurs musiciens et non plus à un seul de s’exprimer dans des solos. À signaler la vogue de la guitare métallique avec résonateur, appréciée pour sa brillante sonorité, dont l’un des plus éminents interprètes fut le Guadeloupéen Pollo Malahel. On voit aussi le début de véritables arrangements musicaux avec des formations comme celle de Roger Fanfant.
Nouveaux concepts harmoniques et rythmiques (1950)
Félix Valvert, sensibilisé depuis longtemps aux horizons ouverts par la musique cubaine, avait composé dès avant la guerre une biguine intitulée "Déception", enregistrée pour la première fois en 1944, qui préfigure la modernisation de la biguine par ses innovations rythmiques et harmoniques.
"Déception" par l'orchestre typique du Hot Club Colonial, direction Félix Valvert (1944).
De son côté, à partir de 1947, Al Lirvat étudie de manière assidue le solfège et l’harmonie. Il met en pratique ses nouvelles connaissances dans l’orchestre de Sam Castendet avec d’expertes harmonisations instrumentales et vocales, créant avec sa femme le numéro de duettistes "Martinales et Alberto".
Mais la fin des années quarante est marquée par une révolution musicale venue des États-Unis, touchant à la fois la musique de danse avec le mouvement afro-cubain représenté par le mambo, et le jazz avec le Be Bop. La synthèse en fut réalisée par le génie de Dizzy Gillespie dont la grande formation en concert à la salle Pleyel de Paris en février 1948 fit l’effet d’un électrochoc.
"Mi belle journée mim" par Sam Castendet et son orchestre antillais, chant : Martinales et Alberto (1950).
L’importance de l’événement n’échappe pas à Al Lirvat qui s’impose d’appliquer les mêmes concepts à la biguine pour lui donner une dimension comparable à celle du jazz. En 1949, il compose deux biguines "Mi belle journée mim" et "Doudou pas pleurer", déposées en 1950, qui représentent une mutation du point de vue harmonique avec des accords évolués inspirés du jazz et des introductions et codas d’une grande originalité. Quelques mois plus tard, il met au point la formule de la "Biguine Wabap" reposant, outre la richesse harmonique, sur de brillantes orchestrations mettant en valeur les contrastes des sections d’instruments, anches et cuivres en particulier, dans des riffs percutants. Une polyrythmie implacable – partagée principalement entre batterie et tumba – maintient d’un bout à l’autre la marque du temps pour stimuler les danseurs.
"Biguine wabap!" chanté par Moune de Rivel, orchestre Al Lirvat (1954).
Les premières biguines Wabap, composées par Al Lirvat et Robert Mavounzy, seront enregistrées en 1952. Elles resteront en vogue durant près de quinze ans, atteignant leur forme la plus achevée vers le milieu des années 60 à l’issue d’une étroite collaboration entre Al Lirvat et le chef d’orchestre martiniquais Barel Coppet qui enregistre le chef d’œuvre "Ti commission la".
"Ti commission la" par Barel Coppet et son orchestre antillais, arrangé et chanté par Al Lirvat (1962).
Pourtant ces années-là, touchées par la montée du chômage chez les musiciens, voient la désaffection définitive du public métropolitain pour la biguine, même modernisée, au profit des musiques latino-américaines et brésiliennes. C’est désormais aux Antilles que se préparera, avec une génération de jeunes musiciens, la seconde mutation de la musique antillaise.
Vers 1963, les ensembles haïtiens, pour de pures raisons économiques au départ, font irruption dans les Îles et imposent leur musique nationale. C’est l’époque de la cadence rampa et du compas direct, genres auxquels les orchestres guadeloupéens et martiniquais doivent s’adapter mais en y introduisant peu à peu et inconsciemment une couleur et un tempo hérités de leur biguine native. Ainsi naîtra le Zouk qui viendra quelques années plus tard conquérir à son tour le continent européen.
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SOMMAIRE
1. Les précurseurs (avant 1929)
2. Stellio et l'exposition coloniale (1929-1931)
3. L'âge d'or de la biguine (1931-1939)
4. Paris, melting-pot musical caribéen
5. L'occupation et le jazz (1940-1944)
6. Le nouvel essor de la biguine (après 1944)
7. Evolution et modernisation d'un style
8. Figures musicales de la Guadeloupe
9. Figures musicales de la Martinique
10. La biguine et le disque 78 tours
11. Bibliographie - Discographie
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Par Jean-Pierre Meunier
Iconographie : collection J-P Meunier
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Général de la Guadeloupe, 2005