Dossier Laméca
Fonds romans Laméca
un guide de lecture en 16 auteurs caribéens
« ‘Comment vas-tu ?’ Il allait dire très bien, puis il se dit que ce n’était pas exactement très bien et se reprit aussitôt et dit :
‘Admirablement.’
Il ne mentait pas. Jamais il ne s’était senti mieux. Mais il se rendit compte que les mots nous trahissent toujours et que toute vérité était impossible à formuler. »
« Avril est le mois le plus cruel » dans Dans la paix comme dans la guerre, p. 185
Présentation de l’auteur
Précurseur dans la critique de films à Cuba, Guillermo Cabrera Infante fut aussi un auteur en quête du bonheur. Né en 1929 à Gibara, petite ville de la Province d’Oriente à Cuba, Cabrera Infante grandit à La Havane où les activités du Parti communiste sont concentrées. En tant que membres fondateurs, ses parents très impliqués dans les affaires du Parti, lui transmettent l’admiration qu’ils vouent à Fidel Castro et à l’inverse la nécessité de combattre Fulgencio Batista. C’est dans ce contexte que Guillermo Cabrera Infante devient diplomate sous le régime castriste avant de prendre ses distances avec le pouvoir. Toute sa vie, passionné autant par la littérature que par le cinéma, il fonde une cinémathèque à la Havane dès 1951, et publie dans un premier temps sous le pseudonyme G. Cain, des critiques et ses premiers romans. Sous le coup de censures intégrales ou ponctuelles, l’auteur est contraint de s’exiler d’abord à Madrid, puis à Londres. Néanmoins plusieurs de ses romans et nouvelles paraissent sans réfréner son investissement durable dans la critique cinématographique. Il écrit d’ailleurs plusieurs scénarios et pièces de théâtre parfois adaptés et mis en scène.
Présentation de l’œuvre
C’est le roman Trois tristes tigres qui le révèle au grand public et obtient le Prix Formentor en 1965. Ce premier roman situé à la fin des années 1950, se focalisant sur l’amitié de trois jeunes cubains a eu un impact retentissant dans le monde littéraire hispanique. Etant donné la passion de Cabrera Infante pour la littérature anglaise et le cinéma, son œuvre en porte clairement l’inclination. Plusieurs de ses publications ont été adaptées pour le cinéma, de même qu’il a participé à des projets de collaboration sur des scénarios pour le cinéma. Par sa dimension subversive, son œuvre véhicule une forme d’indignation contre la censure politique imposée dans son pays natal, puis en Espagne. A ce titre, l’une des thématiques disséminées dans ses œuvres, esquisse différentes facettes de la trahison amoureuse transposables à ses déceptions politiques. L’exercice du pouvoir de Batista ou de Fidel Castro qu’il qualifie de totalitaire, demeure incompatible avec la notion de liberté individuelle en écho à la poursuite du bonheur telle que défendue par le président américain Thomas Jefferson.
Passer outre la censure
L’œuvre de Cabrera Infante est jugée subversive sous le régime de Fidel Castro. La critique frontale du pouvoir, des conditions de vies ardues, l’érotisme, ou l’homosexualité ne constituent que quelques-unes des thématiques proscrites. Or, il est paradoxal selon Cabrera Infante, qu’un Etat promeuve la lecture et l’écriture, tout en interférant dans le choix des lecteurs. L’érotisme tient de fait, une place prépondérante dans son œuvre à commencer par La Havane pour un infante défunt avec un attrait désinhibé pour la description de corps nus, de sensations, de découvertes sexuelles. Lerevers de la médaille étant l’interdiction de la diffusion de ses œuvres à Cuba, ou moins radicale, la censure de ses éditeurs en Espagne, ciblant des passages.
Ainsi, Cabrera Infante ne s’embarrasse pas de contingences morales, mais laisse plutôt cours à une écriture baroque et un style délié. A l’image de ses narrateurs, lesquels aiment prendre des libertés avec leurs récits souvent narrés à la première personne du singulier. En effet, les contorsions de la chronologie des événements ou du mode énonciatif sont monnaie courante. Certains des personnages empruntent aussi des traits de caractère avec l’auteur, bien que Cabrera Infante s’en défende : « Je n’ai pas à faire ma biographie. Mon autobiographie. Ce strip-tease historique me gêne. Et encore plus devant ce notable scientifique cubain, qui est une présence obscène ». (« Coupable d’avoir dansé le cha-cha-cha », Coupable d’avoir dansé le cha-cha-cha, 87-88). A l’inverse, l’auteur affirme une fascination réelle dans le mode de narration pour le souvenir qu’il préfère à l’événement en progression, comme si celui-ci était exempté du filtre de la censure.
Le cinéma, l’autre passion de Cabrera Infante
Les deux passions que représentent la littérature et le cinéma, coexistent au même niveau d’intérêt pour le Cubain, expliquant d’ailleurs devoir la seconde à sa mère, avec qui il fréquente les salles dès sa prime enfance. Les références au cinéma américain ou européen foisonnent dans son œuvre, de même qu’une propension à adapter certains procédés cinématographiques à quelques-uns de ses romans ou nouvelles très visuels, caractérisés par des atmosphères réalistes, des descriptions longues. Le souci des détails porte sur le physique des personnages, leurs postures, leurs actions disséquées séquentiellement ou encore les évocations en corrélation avec le cinéma comme dans le passage suivant : « (…), les rayonnages où les livres se couchaient à droite ou à gauche regrettant l’étroite promiscuité d’un compagnon sacrifié sur l’autel du cinéma (car il faut vous dire que chaque livre mené au camp d’extermination des bouquinistes (…) était transmuté de plomb littéraire en or de cinéma grâce à la pierre philosophale d’une ballade et d’une chanson (…) (Trois tristes tigres, 39).
L’univers du cinéma nourrit ainsi sur le plan de l’intrigue ou des décors, certaines œuvres de Cabrera Infante à l’instar du cinéma Duplex mis en scène dans La Havane pour un infante défunt comme l’illustre ce deuxième extrait : « Et pourtant cet Eloy Santos qui haïssait les images rendit mémorable ce séjour chez lui en nous emmenant, mon frère et moi, au cinéma. Encore une inauguration : aller au cinéma de jour, assister au féérique passage du soleil vertical, aveuglant, de l’après-midi à la totale obscurité du théâtre, aveugle à tout ce qui n’était pas l’écran, l’horizon lumineux (…) » (La Havane pour un infante défunt, 26). Qu’il s’agisse de l’impact qu’il a eu sur l’appréhension du souvenir ou son appétence pour la critique, cet art visuel a véritablement influencé les procédés d’écriture de Cabrera Infante.
Mots clés
Cuba • Révolution • Erotisme • Sexualité • Homosexualité • Boom (mouvement littéraire hispano-américain) • Nouvelles • Fulgencio Batista • Fidel Castro • Exil • Londres• Parti communiste • Madrid • Marxisme • Dictature • Baroque • Critique • Cinéma • Scénario • Film • Littérature anglaise • Censure
Bibliographie sélective
- Dans la paix comme dans la guerre, Paris, Gallimard, 1962 (traduction française).
- Trois tristes tigres, Paris, Gallimard, 1970 (traduction française).
- Orbis oscillantis, Paris, Flammarion, 1980 (traduction française).
- La Havane pour un infante défunt, Paris, Point, 1999 (traduction française).
- Le miroir qui parle, Paris, Gallimard, 2003 (traduction française).
- Coupable d’avoir dansé le cha-cha-cha, Paris, Gallimard, 1998 (traduction française).
Pour aller plus loin
Extraits
Vous là-bas à La Havane, a-t-il poursuivi, vous ne pouvez pas vous plaindre, mais ici il n’y a rien à manger. Je ne sais depuis combien de temps on n’a pas vu la couleur de la viande, et la campagne ne produit même plus de bananes. Les paysans refusent de semer et le peu qu’ils sèment, c’est eux qui le mangent. La coopération agricole fonctionne de travers quand ce n’est pas une chose c’est une autre. Ils sèment, mais ils n’ont personne pour ramasser la récolte, et s’ils ramassent la récolte ils n’ont pas de quoi la transporter. Et tu connais l’histoire du lait ? Nous on n’y a pas droit parce que nous n’avons pas d’enfants, mais ceux qui en bénéficient doivent se lever à quatre heures du matin pour faire la queue à cinq heures. En plus c’est pas la porte à côté, il y a une sacrée trotte jusqu’à l’endroit où on distribue le lait. Comme tu le vois, nous vivons dans un paradis.
« Visite de politesse » dans Le miroir qui parle, p. 114
Si je trouve à redire aux aller-retour de certaine mémoires contemporaines, je déteste aussi la stricte chronologie et il me faut revenir en arrière pour conter un incident qui précéda mon roman ou plutôt l’absence de roman avec Beba et qui eut lieu sur cette même terrasse, vaste espace où Beba et moi fûmes unis le temps d’un baiser.
La Havane pour un infante défunt, p. 98
Nous traversions alors une dure période, qui n’était certes ni la première ni la dernière. Mais comment gémir sur la vie quotidienne quand on a l’opium du cinéma, avec ses songes en noir et blanc et parfois même en couleurs, comme dans les rêves, un opium qui, à ses fidèles, dispense tout ensemble l’oubli et la capacité de se souvenir ? Pareille difficulté ne constituait pas un impedimenta, elle était la gravitation même qui nous attirait vers l’écran.
La Havane pour un infante défunt, p. 182
Il y avait cent ou deux cents Noirs habillés de blanc des pieds à la tête : chemises blanches et pantalons blancs et chaussettes blanches et la tête coiffée de casquettes blanches qui les faisaient ressembler à un congrès de cuisiniers de couleur et les femmes aussi étaient habillées de blanc et parmi elles il y avait quelques Blanches à la peau blanche et elles dansaient en rond au rythme des tambours et au centre un grand Noir déjà vieux mais encore solide et avec des lunettes noires de sorte qu’on ne voyait que ses dents blanches qui faisaient en quelque sorte partie aussi de la tenue rituelle et qui frappait le sol avec un long bâton de bois qui portait gravée sur la poignée une tête humaine noire et avec de vrais cheveux et c’était le jeu de strophe et d’antistrophe et le Noir aux lunettes noires criait olofi et s’arrêtait pendant que le mot sacré rebondissait sur les murs et la pluie et il répétait olofi et chantait ensuite tendundu kipungulé et il attendait et le chœur répétait olofi olofi et dans l’atmosphère trouble et bizarre et en même temps pénétrée par la lumière froide et humide le Noir chantait encore naní masongo silansaba et le chœur répétait naní masongo silansaba et de nouveau il chantait de sa voix maintenant rauque et légèrement gutturale sese maddié silanbaka et le chœur répétait sese maddié silanbaka et de nouveau (…)
« Dans le grand Ecbò » dans Coupable d’avoir dansé le cha-cha-cha, p. 28
Je n’ai pas à faire ma biographie. Mon autobiographie. Ce strip-tease historique me gêne. Et encore plus devant ce notable scientifique cubain, qui est une présence obscène. Ce serait vraiment impudique. Si c’était une autre personne que j’affrontais, je lui raconterais ma vie en ces termes classistes qui sont à la mode. Je suis un bourgeois qui a vécu dans un pays — les statistiques ont été publiées par Carteles en 1957 — où 12 % de la population mangeait de la viande, et ce bourgeois en fit partie jusqu’à l’âge de douze ans, époque à laquelle il émigra avec sa famille pour s’installer dans la capitale, sous-développé physique, spirituel et social, avec des dents pourries, sans autre linge que celui qu’il avait sur le dos, avec des boîtes en cartes pour valises, qui vécut, à la Havane, les dix années les plus importantes dans la vie d’un homme, son adolescence, dans une chambre misérable où il partageait avec son père, sa mère, son frère, deux oncles, une cousine, sa grand-mère (on dirait presque la cabine Groucho dans Une nuit à l’opéra mais là ce n’était pas pour rire) et les visiteurs occasionnels de la campagne, une seule pièce équipée de toutes les commodités imaginées par la civilisation bourgeoise.
« Coupable d’avoir dansé le cha-cha-cha » dans Coupable d’avoir dansé le cha-cha-cha, p. 87
______________________________________
SOMMAIRE
______________________________________
par Dr Ayelevi Novivor
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2017-2018