Dossier Laméca
LA BIGUINE À PARIS
8. Figures musicales de la Guadeloupe
ROGER FANFANT (1900-1966)
Roger Fanfant n’a séjourné que trois mois à Paris, de septembre à novembre 1937, délégué par le gouverneur Félix Éboué pour représenter la musique guadeloupéenne à l’Exposition Internationale où il fit sensation. Influencé par le jazz, il a marqué profondément la musique de son pays, l’orientant dès le début des années 1920 vers la modernité.
Fils d’un entrepreneur de maçonnerie lui-même musicien, Roger Fanfant apprend l’accordéon puis le violon et joue au cinéma muet de Pointe-à-Pitre de 1917 à 1920. Durant son service militaire effectué à Marseille de 1920 à 1922, il s’intègre à des orchestres marseillais. De retour en Guadeloupe en 1922, il crée le "Fany-Jazz", un petit orchestre à cordes complété d’une batterie et d’un piano.
En 1933, enrichi de cuivres, saxos, clarinettes et d’une contrebasse, cet orchestre devient le "Fairness’s Jazz" et sera pendant 25 ans le fleuron de la musique guadeloupéenne. Ce sera aussi une pépinière de grands talents d’où sont sortis Robert Mavounzy et Édouard Mariépin. Roger Fanfant ne nous a malheureusement laissé que trois disques 78 tours, gravés à Paris en 1937, mais qui témoignent de la plénitude de son art de chef d’orchestre. Il est aussi le père d’une longue lignée d’artistes puisque la tradition musicale se perpétue brillamment dans la famille avec ses fils et petits-fils.
FÉLIX VALVERT (1905-1995)
Né à Basse-Terre le 21 avril 1905, Félix Valvert perd sa mère à l’âge de 8 ans. Il se passionne très tôt pour la flûte et la guitare. Âgé de 16 ans, il traverse l’Atlantique en se cachant sur un navire transportant des militaires.
En 1928, à Paris, il fait ses débuts de musicien professionnel au banjo puis apprend le saxophone alto en quelques jours. De 1929 à 1933, il joue du jazz et de la biguine dans les cabarets antillais de Paris, passe à l’Exposition Coloniale et fait deux séjours à Berlin. Il est ensuite engagé durant deux ans par le pianiste cubain Oscar Calle.
Félix Valvert est conquis par l’élégance et la distinction des danses cubaines. Il crée alors son propre orchestre, composé de musiciens antillais et cubains, et se produit à "la Boule Blanche" de 1935 à 1937. En septembre 1937, il est engagé à La Coupole de Montparnasse. Son orchestre "Les Feli’s Boys" y restera jusqu’en novembre 1946 avec une interruption durant la guerre.
Sa carrière se poursuivra ensuite en tournées dans toute l’Europe et en Scandinavie, jusqu’en 1969 quand Félix décide de prendre sa retraite dans sa Guadeloupe natale. Il est décédé 26 ans plus tard à Basse-Terre, le 3 novembre 1995. Ses cendres ont été dispersées dans la mer, face au phare de Vieux-Fort.
SYLVIO SIOBUD (1911-2005)
Sylvio Siobud a eu la chance de bénéficier dès son plus jeune âge d’une solide éducation musicale puisque son père Armand Siobud (1865-1943), chef de la société musicale "La Minerve" à Pointe-à-Pitre, avait étudié la musique classique au Conservatoire de Port-au-Prince.
Le jeune garçon pratique aussi la clarinette et le saxo alto chez les frères Martial, des camarades qui avaient formé le "Tommy's Jazz", un petit orchestre de danse. C’est avec eux que Sylvio arrive en France en novembre 1931. Le groupe, du fait de son inexpérience, connaît de graves difficultés puis se sépare. Siobud se met au ténor et parvient à se faire une place parmi les meilleurs musiciens de la Capitale.
Durant l’Occupation, dans l’orchestre de Fredy Jumbo à La Cigale, il se montre un digne émule de Coleman Hawkins. Après la guerre, il tourne à Paris et en province avec Martin Sterman, Oscar Calle, Freddy Taylor, Alix Combelle, Arthur Briggs, Benny Bennet, Dany Orbel… Il figure dans l’orchestre de La Canne à Sucre en 1951-52, 1956, de 1965 à 1970, en 1975 et 1976. Il dirige l’orchestre de la "Cabane Cubaine" de 1962 à 1965. Musicien complet, d’une égale intelligence dans le jazz et la musique typique, Sylvio Siobud a participé à une multitude d’enregistrements de biguine où l’on reconnaît son style de clarinette fluide et jazzy.
ÉDOUARD PAJANIANDY (1916-2004)
Édouard Pajaniandy dit "Mariépin" est né à Pointe-à-Pitre dans une famille de mélomanes. Son père, éleveur, exploitait un dancing au n° 108 de la rue Frébault. Le jeune garçon apprend le banjo, le piano et fait partie avec Albert Lirvat de "Los Creolitos", un orchestre de lycéens. Il se produit dans les soirées privées de la société guadeloupéenne et envisage une carrière professionnelle.
En 1937, il accompagne Roger Fanfant à l’Exposition Internationale de Paris. De retour en Guadeloupe, il se passionne pour Benny Goodman et se met à étudier avec opiniâtreté la clarinette, l’harmonie et l’improvisation. En 1942, militaire à la Martinique, il rencontre les musiciens locaux, joue dans l’orchestre du saxophoniste Anderson Bagoé et forme un quintette avec le trompettiste guadeloupéen Henri Reynaud. Pajaniandy arrive en France début 1945. Il est engagé à son arrivée dans l’orchestre cubain des frères Barreto qu’il accompagnera durant cinq ans. Il fait ensuite plusieurs tournées en Europe, notamment dans l’orchestre du trompettiste Rex Stewart puis dans celui du trompettiste Bill Coleman.
À partir de 1952, il passe avec sa propre formation dans les casinos de France, se produit à "L’Éléphant Blanc" à Paris et enregistre plusieurs 78 tours. En 1961, Mariépin regagne définitivement la Guadeloupe. Sur la commune du Gosier, il ouvre une boîte de nuit "La Tortue". Le pianiste de jazz guadeloupéen Alain Jean-Marie l’accompagnera durant quatre ans.
Dans les dernières années de son activité, Mariépin se produisait au piano-bar des grands hôtels de la Guadeloupe, avec un art et un brio dont il avait le secret. Pajaniandy a été injustement oublié par rapport à d’autres clarinettistes et saxophonistes antillais plus connus bien qu’il les ait souvent surpassés du point de vue de la technique, de l’habileté dans l’articulation du phrasé ou de l’invention harmonique.
MOUNE DE RIVEL (1918-2014)
Moune de Rivel est née à Bordeaux le 7 janvier 1918 de parents guadeloupéens. Sa mère Fernande de Virel (1881-1953) est issue du Conservatoire de Paris avec un premier prix de violon et un deuxième prix de piano. Dès l’âge de six ans, Moune interprète les chansons du folklore antillais, accompagnée au piano par sa mère.
En 1934 elle débute dans un restaurant russe de Montparnasse puis se produit à La Boule Blanche. En juillet 1945, elle inaugure La Canne à Sucre, le célèbre cabaret antillais de Paris auquel elle restera fidèle jusqu’à sa fermeture en 1996. De 1946 à 1947, Moune de Rivel est au Café Society de New York. Elle fera ensuite de nombreuses tournées à l’étranger : Finlande, Suisse, Allemagne, Belgique, Italie, Afrique…
Guitariste, pianiste, chanteuse, compositrice et parolière, comédienne au cinéma et à la télévision, peintre, poète, journaliste de presse et radio, écrivain, Moune de Rivel a de multiples talents. Sa discographie est impressionnante : depuis son premier 78 tours sorti en 1944 jusqu’à son dernier CD enregistré en 2000, en passant par le disque vinyle.
De 1995 à 1999, Moune de Rivel a animé un petit conservatoire de la chanson créole dans le 17ème arrondissement de Paris. Passionnée de la tradition musicale de la Guadeloupe, de la Martinique et plus généralement de tous les horizons créoles, Moune de Rivel est aussi une merveilleuse interprète de la chanson française d’inspiration poétique. Son talent lui a valu de nombreuses distinctions. Elle n’a jamais cessé de séduire par la beauté et l’émotion de sa voix tout comme par sa personnalité rayonnante et son charme irrésistible. Le réalisateur Barcha Bauer et l’artiste Lisette Malidor lui ont consacré en 2012 un émouvant documentaire “La Lune Lévé”.
Moune de Rivel, atteinte de la maladie d’Alzheimer durant les dernières années de sa vie, est décédée à Paris le 27 mars 2014.
ALBERT LIRVAT (1916-2007)
Albert Lirvat est initié très tôt à la musique par son oncle et tuteur Savinien Léogane, luthier à Pointe-à-Pitre. Lycéen, il compose et joue du banjo alto dans l’orchestre "Los Creolitos" du Lycée Carnot. En 1935, son bac obtenu, il vient à Paris pour y faire des études d’ingénieur radio. De retour en Guadeloupe en juillet 1939, la guerre l’oblige à repartir en Métropole où il arrive en mai 1940, en pleine débâcle.
C’est durant l’Occupation qu’il devient musicien professionnel et apprend le trombone sur les conseils de Félix Valvert. Il joue à La Cigale dans l’orchestre du batteur Camerounais Fredy Jumbo. En 1945, il est classé premier trombone français par le Hot Club de France. En 1946, il est engagé par Sam Castendet et fait partie durant cinq ans de l’orchestre de la Canne à Sucre.
C’est après avoir entendu Dizzy Gillespie à la Salle Pleyel en février 1948 qu’Al Lirvat crée la biguine Wabap qui verra le jour en 1950. De 1955 à 1959, il revient au jazz et dirige l’orchestre de La Cigale. Durant les années 60, il collabore avec le chef d’orchestre martiniquais Barel Coppet qu’il accompagne aux Antilles de décembre 1964 à avril 1965. À son retour, Al Lirvat forme "Le Trio des Îles" qui passe dans les cabarets de Paris. Il est à nouveau chef d’orchestre de La Cigale de 1970 jusqu’à sa fermeture en septembre 1975, puis chef d’orchestre de La Canne à Sucre en 1976 et 1977. Instrumentiste de talent, compositeur fécond et novateur, habile arrangeur et chef d’orchestre, Albert Lirvat a formé une génération de musiciens et marqué de son empreinte toute une période de l’histoire musicale des Antilles.
ROBERT MAVOUNZY (1917-1974)
Né au Panama le 2 avril 1917, Robert Mavounzy a 11 ans quand il arrive en Guadeloupe avec sa famille. Il se distingue aussitôt comme batteur et danseur de claquettes. Engagé dans le Fairness’s Jazz de Roger Fanfant, il joue aussi de la scie musicale, du xylophone et, à partir de 1933, du saxophone.
Peu après son passage à l’Exposition Internationale de Paris en 1937, il revient en France pour y faire carrière et commence au Café de Paris et au Chantilly. Durant l’Occupation, il fait sensation à La Cigale et participe à de nombreux concerts du Hot Club de France.
De 1947 à 1949, Robert Mavounzy est chef d’orchestre à La Boule Blanche. Il fréquente ensuite les jam-sessions et joue dans divers cabarets. En 1956, Robert Mavounzy est à La Canne à Sucre. Il fait une tournée en Guadeloupe en 1957 puis à la Martinique en 1958. En 1960, il accompagne Joséphine Baker à l’Olympia, part en tournée en Grèce avec Al Lirvat puis revient dans l’orchestre de La Canne à Sucre animé par Gérard La Viny.
Fin 1964, il part pour cinq ans en Guadeloupe. Revenu à Paris en 1970, il retrouve sa place à La Cigale dans l’orchestre d’Al Lirvat. Un soir, lors d’une représentation, il est victime d’un malaise et décède à l’hôpital de Créteil le 24 mars 1974. Prodigieux improvisateur, virtuose doué d’une oreille et d’une technique infaillibles, Robert Mavounzy est un génie du saxophone qui n’a jamais été égalé.
ÉMILIEN ANTILE (1925-1980)
Émilien Antile, fils d’un chauffeur de bus de Guadeloupe, débute au banjo dans un orchestre amateur en 1941. En 1943, il devient lui-même conducteur d’autobus et s’achète une clarinette avec ses premières économies. Il apprend le saxophone alto en 1945 et joue en compagnie du saxophoniste Marcel Louis-Joseph.
En 1949, il intègre l’orchestre "El Calderon" du violoniste Brunel Averne. Après son service militaire effectué en 1951, Émilien Antile fait partie de l’orchestre "Jeunesse" de Paul-Émile Haliar. Passionné de bop et grand admirateur de Charlie Parker, il est déjà réputé pour sa vélocité à cette époque. En avril 1954, il s’embarque pour la métropole avec un contrat de trois mois en Allemagne. Il joue ensuite à Paris aux "Triolets", rue de Montreuil, puis avec Jack Butler "Chez Frisco", rue Notre-Dame de Lorette.
En 1957, Émilien Antile est engagé par Al Lirvat à La Cigale. Il participe à la tournée africaine de l’orchestre en 1959 ainsi qu’au film "Paris Blues" en 1960. Il est présent à La Cigale jusqu’en 1961. Durant cette période, il participe à de nombreux enregistrements avec Al Lirvat, Barel Coppet et Alphonso. De 1962 à 1963, Émilien Antile est à la Canne à Sucre, dans l’orchestre de Gérard La Viny. Il séjourne à la Martinique de 1964 à 1966 puis à la Guadeloupe de 1967 à 1972. Revenu à Paris, il repart pour le Sénégal où il enseigne le saxophone à Dakar jusqu’en 1980, avec une interruption en 1975. Tombé gravement malade, il est rapatrié en urgence et meurt à Montreuil le 30 mars 1980.
______________________________________
SOMMAIRE
1. Les précurseurs (avant 1929)
2. Stellio et l'exposition coloniale (1929-1931)
3. L'âge d'or de la biguine (1931-1939)
4. Paris, melting-pot musical caribéen
5. L'occupation et le jazz (1940-1944)
6. Le nouvel essor de la biguine (après 1944)
7. Evolution et modernisation d'un style
8. Figures musicales de la Guadeloupe
9. Figures musicales de la Martinique
10. La biguine et le disque 78 tours
11. Bibliographie - Discographie
______________________________________
Par Jean-Pierre Meunier
Iconographie : collection J-P Meunier
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Général de la Guadeloupe, 2005