Le disque vinyle “Les derniers jours de l’esclavage en Guadeloupe” (un récit écrit et dit par Jacques Adélaïde-Merlande) présenté et commenté par Jean-Pierre Sainton

Article Laméca

Le disque vinyle "Les derniers jours de l'esclavage en Guadeloupe", un récit écrit et dit par Jacques Adélaïde-Merlande

Présenté et commenté par Jean-Pierre Sainton (2020)
Professeur d’histoire contemporaine à l’université des Antilles

Textes gracieusement offerts à Laméca par l'auteur, à l'occasion de l'édition 2020 de la commémoration de l'abolition de l’esclavage en Guadeloupe (27 mai 1848).
Réalisation : Jean-Pierre Sainton et Laméca.

 

Février 1848, 200 000 êtres humains attendent la liberté aux Antilles françaises...

Séquence d'ouverture du disque

 

Sommaire

 

Présentation (Jean-Pierre Sainton)

L’auteur

Jacques Adélaïde-Merlande est né et a grandi en Martinique de parents venus de Guadeloupe. Il est un des tout premiers Antillais agrégés d’histoire. Il est aussi le pionnier de la recherche universitaire en histoire antillaise. Ayant passé l’agrégation à un rang lui donnant la possibilité de choisir son affectation, il opte pour la Guadeloupe, et occupe son premier poste au lycée Gerville-Réache de Basse-Terre, avant d’être muté, l’année suivante, au lycée de Pointe-à-Pitre puis de se voir confier la responsabilité de monter le premier Centre d’Etudes Supérieures Littéraires (CESL), une des bases de fondation du futur Centre Universitaire Antilles-Guyane (CUAG). Devenu maître-assistant, Jacques Adélaide-Merlande sera le premier président de l’Université. Il aura un rôle moteur dans plusieurs fonctions qu’il occupera : initiateur et membre fondateur de l’Association des Historiens de la Caraïbe, président de la société d’histoire de la Guadeloupe, et, plus récemment, premier Président du Conseil Scientifique du Mémorial Acte, il poursuit une longue vie toujours dédiée à la recherche historique après son départ à la retraite, en 1998.

Le contexte de la production de l’œuvre

Le disque sorti entre 1965 et 1966 met à la disposition du grand public, pour la toute première fois, un corpus d’archives retraçant par le détail les conditions de la décision de l’arrêté de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe.

Le témoignage ci-après de l’auteur, permet d’apprécier la valeur et la place de cette production dans l’historiographie de la Guadeloupe où il prend à son tour valeur d’archives.

En effet, en 1965, l’histoire de la Guadeloupe est encore très peu connue. On sait peu de choses, même au sein du public motivé. Les sociétés, associations, cercles intellectuels ou personnalités érudites redécouvrent des points d’histoire lors de causeries et conférences épisodiques. Le plus souvent, il ne s’agit que de pages rabâchées d’histoire coloniale, de relectures d’ouvrages des chroniqueurs anciens et des premiers historiens du XIXe et du début XXe siècles. L’histoire de la majorité sociale, les esclaves, et celle de leurs descendants, n’est jamais ou que très peu abordée.

Le jeune Adélaïde est alors un professionnel des sciences de l’histoire, doté d’une solide culture des humanités classiques, mais il est aussi un historien engagé dans son temps, et particulièrement sensibilisé aux problématiques touchant à l’histoire caribéenne. Il dira, à son départ en retraite, lors d’un entretien [1] avoir été fortement impressionné dans ses lectures de jeunesse par le génocide amérindien et l’extrême sauvagerie de la colonisation des Amériques. Plus tard, au cours de ses études parisiennes, il milite au sein des mouvements anticolonialistes étudiants et des organisations autonomistes antillaises, fréquente en tant que sympathisant les cellules du Parti communiste français. En 1958, il est président de l’association des étudiants martiniquais de Paris et signe, au nom des trois organisations étudiantes antillo-guyanaises (AGEM, AGEG, UEG), un appel public à Aimé Césaire [2], à quelques semaines du référendum devant décider du sort des Antilles dans la Constitution de la Ve République. Mais son militantisme reste principalement sur le terrain de l’histoire antillaise dont il s’agit de couler les fondations. Ses premiers travaux de recherches seront consacrés à l’étude des premières grandes grèves de masse en Martinique (1900) et en Guadeloupe (1910). Dès son retour aux Antilles, il se plonge dans les dossiers d’archives déposés aux archives départementales des deux îles d’où il exhume des documents qui font la matière de ses conférences.

Parler devant un cercle fermé de notables est une chose. Diffuser, dans la Guadeloupe de 1966, dans le grand public, des documents originaux qui, pour être incontestables, n’en remettent pas moins en question le mensonge par omission ou la version officielle de l’histoire, est littéralement un acte pédagogique « révolutionnaire » assimilé à de la subversion. L’enregistrement a lieu clandestinement dans les locaux de Radio Basse-Terre où Henri Béville a quelques entrées. C’est Jacques Adélaïde-Merlande qui dit le texte. Des roulements et phrasés de marquages du ka assurent l’accompagnement de la parole. Nous n’avons d’autres indications sur les tanbouyé que le nom du groupe folklorique auquel ils appartiennent. Selon les sources à notre disposition, ils auraient été alors quatre tanbouyé à assurer habituellement la partie rythmique du groupe Caribana. Deux d’entre eux se feront une forte réputation par la suite dans les milieux du gwoka des années 1970-80 [3].

Le contenu

L’œuvre ne cherche pas à disserter sur les raisons de l’abolition mais se présente comme un récit fondé sur les sources recoupées des archives centrales du ministère des DOM-TOM de la rue Oudinot et des archives départementales de la Guadeloupe. La lecture de documents particulièrement signifiants est privilégiée, entrecoupée de brèves explications condensées et de phases tambourinaires.

La face A résume le délitement du système esclavagiste depuis le rétablissement de l’esclavage jusqu’à l’effervescence et l’insubordination grandissante des ateliers d’esclaves au courant du mois de mai 1848, dès qu’ils furent informés du changement de gouvernement en France intervenu en février. Le récit mêle la lecture d’épisodes peu connus, comme la tentative de révolte en 1827 d’une cargaison de captifs à leur débarquement, à des documents plus célèbres comme la proclamation du gouverneur Layrle aux cultivateurs esclaves de la Guadeloupe, littéralement copiée de la fameuse déclaration Husson, directeur de l’intérieur de la Martinique.

La face B, retrace, à travers les différents courriers de Layrle au Ministre, les tensions grandissantes en Guadeloupe et l’effet catalyseur de la révolte sanglante du 22 mai en Martinique, qui amène le gouverneur de Guadeloupe à proposer au Conseil Privé de décréter le 27 mai au matin, l’abolition de l’esclavage sur place, anticipant ainsi l’arrivée du décret officiel (le 5 juin) et une abolition qui, selon l’agenda du pouvoir central ne devait devenir effective que deux mois plus tard, courant août, après la fin de la récolte.

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[1] Cf. entretien avec Danielle Bégot et Jean-Pierre Sainton in L. Abenon, D. Bégot, J-P Sainton (dir.), Construire l’histoire antillaise ; Mélanges offerts à Jacques Adélaide Merlande. Paris, Editions du CTHS, 2002, 550 p.

[2] in Le Progressiste du 12 juillet 1958.

[3] Il s’agit de dame Etienna Pactole, Kristen Aigle et deux jeunes : Délice Zénon et Bernier Locatin. Source : Marie-Héléna Laumuno, Les gens du Gwoka, Thèse d’histoire, Université des Antilles (2019).

 

Pochette du disque

Recto.

 

Verso.

 

Note technique (Laméca)

Ce disque vinyle 33 tours (30 cm) est édité vers 1966 par le label discographique basse-terrien Kaloukéra du mélomane et disquaire Henri Béville  (1931-2001), neveu d'Albert Béville, alias Paul Niger.

L'enregistrement a lieu dans les locaux de  la radio publique Radio Guadeloupe (située à Basse-Terre à l'époque). La voix de Jacques Adélaïde-Merlande (il a 33 ans environ à l'époque) et les virgules musicales interprétées par des percussionnistes du groupe Caribana sont pressées en une seule séquence de 16'40 mn en face A et de 12'55 mn en face B. Virgules probablement extraites de l'un des deux disques du groupe que les éditions Kaloukéra avaient préalablement édités.

Pochette du disque vinyle 25 cm "Etienne Aigle et groupe Caribana" (Kaloukéra, KF 02, vers 1965).

La pochette, signée Dan', est l'oeuvre d'un tout jeune maquettiste de pochette de disques... le professeur de dessin (et musicien) Daniel Gargar, qui, probablement, démarre ici sa longue et féconde production de maquettes qui profitera bientot au label discographique d' Henri Debs.

C'est le deuxième disque 33 tours grand format (30 cm) du label Kaloukéra, sortie après un autre trésor du patrimoine discographique guadeloupéen, l'album "On véyé boucoussou, en tan lontan" (le récit d'une veillée mortuaire traditionnelle écrit et dit par Germain William) édité vers 1964 sous la référence FL 01.

Ce caractère patrimonial peut être d'ailleurs appliqué à l'ensemble du catalogue Kaloukéra car à ce jour, il n'a jamais été réédité sur CD ou sur les plateformes légales de téléchargement/streaming ! Catalogue qui est pour l'essentiel disponible à Laméca pour une écoute sur place dans son auditorium stéréophile.

Après sa numérisation, le présent disque a fait l'objet par Laméca d'un séquençage chrono-thématique d'une durée totale de 29'35 mn, disponible librement à l’écoute ci-après.

Pour en savoir plus sur Henri Béville et son label discographique Kaloukéra, le diaporama réalisé par Laméca >>>

Laméca tient à remercier les discographes Jean-Pierre Takour et Franck Badlou pour leurs précieuses et éclairantes informations.

 

Ecoute du disque
Face A : séquences 1 à 8.
Face B : séquences 9 à 16.
Durée : 29'35 mn

 

Témoignage de Jacques Adélaïde-Merlande (26 mai 2020)

A propos du disque "Les derniers jours de l'esclavage en Guadeloupe", contexte.

Par Jacques Adélaïde-Merlande,
Agrégé en Histoire, Maître de Conférences Honoraire de l’Université des Antilles Guyane, Docteur Honoris Causa de l’Université des West Indies.

Jacques Adélaïde-Merlande.
Source : Guadeloupe la 1ère, 25 novembre 2017

Quand le disque est sorti, j’étais professeur d’Histoire et de Géographie, au lycée Carnot à Pointe à Pitre. Mais l’idée de produire un tel document sur un tel support a germé, dès que j’ai pris mon poste au   Lycée Gerville- Réache, à Basse-Terre.

Donc en parcourant les librairies de la Ville, Basse-Terre, je constatai la quasi inexistence de documents exposant les points forts de notre Histoire.

Autant que je me souvienne à Basse-Terre cohabitait une double ambiance « intellectuelle » : D’un côté tout ce que l’on s’attend à trouver dans une ville qui a été le siège de l’administration coloniale, puis chef-lieu depuis la Révolution, à savoir des salons littéraires où l’on pouvait débattre de tout, de littérature, de musique, de politique…. De l’autre côté grondait, un peu comme, Dame la Soufrière, un vent de revendications profondes.

En tant que jeune enseignant agrégé en Histoire, et déjà initié à la Recherche par mes travaux de recherche en licence, maîtrise et CAPES, il m’est apparu qu’il faudrait essayer de combler ce vide de documents, non seulement pour nos élèves et nos collègues, mais aussi pour notre population.

Il faut dire que j’étais très actif quand j’étais étudiant et j’avais pour habitude de sensibiliser nos compatriotes étudiants sur les moments forts de notre histoire par des tables rondes, des débats,  des écrits, des défilés, des meetings… Ecrire, choisir les textes étaient de mon ressort. Il me fallait réfléchir sur le comment les transmettre au plus grand nombre, en leur parlant vrai sans les effrayer, le contexte politique, une présence plutôt brutale de l’Etat effrayaient. La guerre d’Algérie et ses conséquences collatérales étaient dans tous les esprits.

Avec un petit groupe d’intéressés, nous avons débattu sur cette problématique. Malheureusement le grand âge aidant, je ne me souviens plus, ni du nombre, ni des noms de ceux qui composaient ce groupe, ni qui a proposé le GRO KA pour accompagner ma voix. C’était une nouveauté, un signal fort quand on se souvient de la place du GRO KA à cette époque. Mais nous étions sûrs que la population se sentirait concernée. En tout cas cela a été accepté comme une évidence, puisque la musique est dans le fondement même de chaque habitant de la Caraïbe de par notre histoire. Et s’est tout naturellement que Henri Béville a adhéré à la proposition, puisque ayant  une maison de disques il s’avait comment mener à bien cette entreprise… à fonds perdus.

Certes à la sortie du disque, nous n’avons pas pu faire toute la publicité, pour une large diffusion. Au contraire, il a été interdit  sur  les ondes au moins durant cinq années.

Je viens remercier tous ceux qui l’ont acquis sous le boisseau pour qu’il survive.

Bonfils, Goyave (Guadeloupe), le 26 mai 2020.

 

Commentaires (Jean-Pierre Sainton)

La méthode Adélaïde

La méthode Adélaïde, celle que les générations successives de ses anciens étudiants ont bien connu, vient de la bonne vieille méthode historique éprouvée qui fait le choix du savoir et de la compréhension historiques par la connaissance et l’étude directe des documents sources. Mais, au-delà du classique rapport au document, Jacques Adélaïde démontre un génie dans le choix des textes qui montre sa profonde et intime connaissance de la trame historique ainsi que sa capacité à percevoir la richesse potentielle des exégèses. Ainsi, chacun des documents présentés ici recèle une vérité large du moment et autorise une analyse et une compréhension qui va bien au-delà du document brut. 

Quelques données complémentaires utiles à la compréhension des documents

Les racines de l’abolition sont aussi longues que l’esclavage moderne lui-même. L’abolition de la Traite et de l’esclavage était inscrite dans les flancs même du système totalitaire de réduction des Africains en esclavage instauré par l’Europe dans les Amériques, tant ce système factice qui constituait la négation et la violation de toute humanité ne pouvait perdurer éternellement.

En effet, tout au long du XVIIIe siècle, dans la plupart des territoires de l’archipel caribéen, la multiplicité des révoltes, des complots, l’extension du marronnage, témoignent de la difficulté du système à anticiper en permanence, à déjouer, juguler, réprimer les résistances serviles. Bien qu’il soit timidement, et à la marge, remis en cause par certaines consciences d’Europe, l’esclavage négrier parvient cependant à se maintenir comme « conforme à la nature » et à l’intérêt économique jusqu’aux dernières décennies du XVIIIe siècle. Mais le souffle révolutionnaire, qui alors englobe l’Amérique, l’Europe et la Caraibe, déstabilise le système qui connait sa première grande défaite à Saint-Domingue. En 1793, l’abolition de l’esclavage légal y est arraché pour la toute première fois de l’histoire sous les coups des armées noires nées de l’insurrection des esclaves de 1791. En 1794, en France, la Convention reconnait l’état de fait et proclame l’extension du principe de la liberté à tout l’espace caraïbe. Mais c’est la victoire de « l’armée indigène » unifiée sur l’expédition militaire envoyée par Napoléon Bonaparte, (alors que la rébellion est vaincue en Guadeloupe en mai 1802), qui réalise la première abolition définitive de l’esclavage et assure, aux yeux du monde, le triomphe du droit des Nègres à la Liberté. L’indépendance d’Haïti, proclamée le 1er janvier 1804, dont la résonance s’étend tout au long du XIXe siècle dans l’aire de l’Amérique des plantations, représente la première vraie fracture, annonçant la condamnation du système.   

Le second paramètre annonçant la fin inéluctable de l’esclavage tient aux transformations des conditions de production et d’échanges amenées par la révolution industrielle. L’Angleterre réalise avant les autres puissances l’obsolescence de la Traite (1807), puis de l’esclavage (1833). Mais ces avancées ne signifient nullement l’extinction automatique et simultanée du système esclavagiste moderne. L’Angleterre, puissance hégémonique des mers, police en fait la traite négrière au mieux de ses intérêts économiques et politiques, la pourchassant et l’interdisant ici, fermant les yeux ou la finançant en sous-main ailleurs. C’est la période longue du flou hypocrite connue dans l’histoire sous la désignation de « la Traite illégale » qui va couvrir presque tout le XIXe siècle, ne s’éteignant qu’avec la fin de l’esclavage sur les dernières terres qui les avaient maintenues (Cuba, Brésil). Ainsi, la France est-elle contrainte, par le congrès de Vienne de 1815 d’abolir sa propre traite. Ce qui n’empêche pas négriers espagnols et portugais, contrebandiers anglais, de continuer d’approvisionner les territoires coloniaux, dont les colonies françaises, toujours en faim de nègres jusqu’en 1831, date effective de l’abolition et de la répression de la Traite dans les colonies françaises. L’épisode relaté du 20 décembre 1827 s’insère dans ce contexte. Il est possible que le débarquement qui nous est décrit ici ait compté parmi les derniers ayant vomi leur cargaison sur le sol guadeloupéen. On remarquera les conditions particulières du débarquement de la cargaison négrière dans le port secondaire de Petit-Canal, situé dans le dédale des mangroves du grand cul de sac marin, idéal pour la fuite en cas de poursuite, la permissivité des autorités à l’égard de la vente illicite d’esclaves de traite, s’apparentant à une complicité à peine passive (on poursuit les contrebandiers en mer, mais une fois les esclaves débarqués et achetés, on considère que la propriété acquise est légalisée de fait). A noter également l’extraordinaire bravoure du désespoir de cette « cargaison » de nègres qui, à peine débarqués d’un voyage traumatisant à plus d’un titre (le document évoque un probable délestage de la cargaison humaine), sur une terre qu’ils ne connaissent pas, prennent les armes pour tenter une révolte désespérée. Ils échouèrent et durent mettre bas les armes. L’histoire n’indique pas qu’ils furent tués ou torturés … clémence ? les habitations avaient trop besoin de bras jeunes, forts et frais, même rétifs ! les descendants de ces quelques deux cents Nagos et Aradas débarqués à Petit-Canal en 1827 sont parmi nous. Gageons que la mémoire de leur identité réelle et des gestes accomplis en 1827 ne pouvaient être oubliés vingt ans après, quand ils furent baptisés du titre de nouveaux citoyens en 1848.    

Le corpus documentaire relatif à l’année 1848 (séquences 4 à 14), met clairement en évidence le précipité des événements et l’atmosphère du moment. Alors que la monarchie de Louis-Philippe s’acheminait à petits pas comptés de réformes vers une abolition progressive et contrôlée, étalée sur plusieurs années, selon le modèle expérimenté par l’abolitionnisme britannique, assurant le contrôle social des planteurs sur la main-d’œuvre, la révolution impromptue de février vient bouleverser la donne. La monarchie s’effondre et la république est proclamée à Paris. Son gouvernement provisoire, nommé par acclamations, compte dans ses rangs des républicains abolitionnistes radicaux gagnés à l’idée d’une abolition immédiate ; parmi eux, Victor Schoelcher, nommé sous-secrétaire d’Etat en charge de préparer les décrets d’abolition, sera le plus déterminé à réaliser dans les plus brefs délais une abolition sans conditions préalables. Minoritaires dans l’opinion, les abolitionnistes radicaux seront très actifs dans le temps très court où ils sont au pouvoir : l’abolition ne devrait plus être qu’une question de mois, et non d’années. Sur cette question précise ainsi que sur les modalités concrètes de la transition, les enjeux deviennent exacerbés, tant pour les propriétaires et leurs circuits en France, que pour les esclaves. La phrase liminaire d’introduction au corpus documentaire, traduit, avec sobriété, l’intensité du moment : « (…) 200.000 êtres humains attendent la liberté (…) ». Le principe de l’émancipation générale à court terme est retenu le 4 mars. La nouvelle parvient aux colonies un mois plus tard, courant avril. C’est aussitôt l’effervescence dans les ateliers, l’inquiétude et l’agitation dans les rangs des colons, et pour les gouverneurs coloniaux, l’obligation d’un pilotage prudent et pragmatique, quasiment au jour le jour. Les courriers du gouverneur Layrle méritent chacun une attention particulière de lecture et un fin décryptage, car ils reflètent les différentes facettes de la situation sur place. Cependant, pour aussi précises que soient les informations parvenues à la résidence gubernatoriale de Basse-Terre, on ne perdra pas de vue que toute la situation n’est pas maîtrisée par le gouvernement local qui d’une part interprète à sa façon les informations qui lui parviennent et, d’autre part, a le souci permanent de justifier la situation exceptionnelle qui l’amènera à prendre des décisions graves. Les zones plus vives de la tension ambiante apparaissent : Marie-Galante, Lamentin, Pointe-à-Pitre… Ce seront les communes qui seront après l’abolition légale, parmi les points de résistances les plus forts aux mesures de contrôle social néo-esclavagistes, instaurées dès août 1848.

La nouvelle de l’insurrection des esclaves de la zone nord-ouest de la Martinique (Saint-Pierre, Prêcheur, Morne Rouge), région forte d’une tradition de révoltes d’ateliers, et de la décision du gouverneur Rostoland d’anticiper la décision d’abolition le 23 mai, parvient le 25 mai en Guadeloupe. Elle a un effet décisif pour hâter l’arrêté d’abolition en Guadeloupe, alors que la veille un grand rassemblement de plusieurs milliers d’esclaves était en constitution dans la zone de la Rivière Salée.

En réalité, l’anticipation de quelques semaines, si elle évita très probablement une grande insurrection des ateliers, ne modifia pas le cours des événements. Les tensions et affrontements sanglants, eurent lieu quelques mois plus tard. En 1849 et 1852, et les années qui suivirent, la Guadeloupe devait connaitre l’une des plus intenses périodes répressives et de résistance de son histoire. La question de l’abolition du système servile n’était pas tranchée.

 

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© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, juin 2020