Dossier Laméca
LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE
- Un problème de détermination
- Essai d’analyse du processus de racisation dans les colonies esclavagistes, puis post-esclavagistes
- Les moyens de "sauver la race" : société et population
- Métissage et domination masculine
Le racisme coloriste, bien qu’il soit possible d’en saisir les prémisses depuis une haute antiquité, ne se met véritablement en place à partir des grandes découvertes. Bien avant donc qu’une idée scientifique de race ne soit constituée : il s’agit cependant bien là d’un racisme, puisque le type physique est prépondérant dans la discrimination. Et c’est justement la visibilité du caractère discriminant, cette attention portée à l’apparence des êtres, qui lui donne son originalité. Mais le racisme anti-noir se distingue également d’autres formes de racisme, en particulier de l’antisémitisme, par le fait qu’il n’occupe pas la même place dans le processus social. Il s’agit en effet d’un racisme "fonctionnel", dans la mesure où il a recoupé la relation économique d’exploitation et a servi essentiellement à des fins de justification. On a pu opposer ce racisme de légitimation sociale à un racisme "réactionnel", caractérisé par des comportements d’agression envers un groupe bouc émissaire, dans des conditions de concurrence et d’insatisfaction sociale L’antisémitisme se rattache à cette dernière forme de racisme, souvent dirigé contre un groupe considéré comme étranger au corps social. Là encore, le contraste est net avec le racisme anti-noir tel qu’il a fonctionné dans les vieilles colonies, où la couleur a servi de matériau pour une différenciation sociale interne.
Le racisme colonial classique - le préjugé de couleur – se caractérise par une coïncidence entre une hiérarchie sociale et une diversité phénotypique ; couleur et traits physiques servent d’emblèmes pour la reconnaissance des groupes, ou de marqueurs pour les alignements d’individus tout au long de diverses gradations raciales. On peut émettre l’idée que, durant la période esclavagiste, émergent des rapports de production sanctionnés juridiquement, sanction à laquelle vient se surajouter ce schème idéologique qui morcelle le monde en "races" dont certaines sont faites pour être privées de liberté afin de travailler sur les terres des autres…
Voilà, en tout cas, une question qui ne cesse d’obséder Frantz Fanon : comment se fait-il que, dans ces colonies post-esclavagistes, les perspectives de l’analyse sociale marxiste se brouillent et que la société semble marcher "cul par-dessus tête", les infrastructures y jouant le rôle de superstructures, et vice versa ? Force est, en effet, pour lui, de constater "une apparente surdétermination par l’ordre "racial" du classement hiérarchique qu’opère la société sur elle-même", et que c’est donc une production mentale, celle qui préside à l’ordonnancement racial, qui étalonne les individus et les groupes en présence ; c’est d’elle, en définitive, dont dépend l’accès aux richesses, aux honneurs et et aux pouvoirs, normalement régulé par les rapports de classes.
Il s’agit là de questions que se sont posées les acteurs sociaux pratiquement dès l’origine. L’attitude adoptée spontanément en premier lieu fut certainement d’accepter le préjugé pour ce qu’il affirmait, à savoir que l’esclavage était naturel aux gens de couleur noire, et qu’il dépendait de ce trait physique :
Cette triste couleur a été une des causes de leur esclavage. Louis XIII résistait à cette étrange institution : on lui représenta que l’esclavage des Noirs ne pouvait pas influer sur la liberté des autres peuples, par le caractère ineffaçable que la nature avait gravé sur leur corps pour en faire une nation distincte et séparée des autres habitants de la terre (1).
Mais parfois le préjugé fut analysé, et mis en perspective. Voici deux textes qui émanent de la Saint-Domingue du XVIIIe siècle :
J’ai rendu compte au roi de la lettre de MM. de Nolivos et Bougars du 10 avril 1770, contenant leurs réflexions sur la demande qu’ont faites les sieurs M… de lettres patentes qui les déclarent issus de race indienne. Sa Majesté n’a pas jugé à propos de la leur accorder, elle a pensé qu’une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la nature a mise entre les Blancs et les Noirs, et que le préjugé politique a eu soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et leurs descendants ne devaient jamais atteindre, parce qu’il importe au bon ordre de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce noire, dans quelque degré que ce soit ; préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des esclaves, et qu’il contribue au repos de la colonie. Sa Majesté a approuvé en conséquence que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs M… la faveur d’être déclarés issus de race indienne, et elle vous recommande de ne favoriser, sous aucun prétexte, les alliances des Blancs avec les filles de sang mêlés (2) (souligné par nous)
Deuxième référence :
La Nation entière n’est pas assez puissante pour arracher de nos cœurs ce sentiment de supériorité qui a plané de tout temps, et qui planera toujours sur nous, tant qu’il y aura à Saint-Domingue des esclaves desquels vous tirez votre origine, et parmi lesquels il vous reste tant de parents... La discipline des Noirs, l’abaissement dans lequel notre intérêt nous oblige à les tenir exigent que nous ne varions jamais sous ses principes ; et l’objet conservateur de nos propriétés, c’est-à-dire la saine politique, nous empêchera toujours de remplir l’intervalle qui doit nécessairement exister entre vous et nous... Bonjour et bonsoir, salut, politesse, mais très grande réserve, voilà, Monsieur, tout ce que vous pourrez exiger de nous (3) (souligné par nous)
On constate donc que, dès les premiers temps, le préjugé a pu être considéré comme une pure convention, mais nécessaire au bon fonctionnement de la société esclavagiste. Ces réflexions sont donc au départ de l’opinion selon laquelle le préjugé est le fruit de certaines circonstances sociales, et qu’on ne saurait donc lui attribuer une quelconque antériorité lui permettant de se constituer en principe premier de la société coloniale en formation : pour être plus bref, la "race" apparaît dans cette perspective comme déterminée.
On retrouve cette opinion chez les abolitionnistes. V. Schoelcher établit une liaison nette entre esclavage et préjugé :
Le préjugé de couleur était indispensable pour une société où l’on introduisait des esclaves d’une autre espèce d’hommes que celle des maîtres. Le salut de maîtres blancs, disséminés au milieu d’un nombre tricentuple d’esclaves noirs, résidait dans la fiction de leur supériorité sur ces derniers, et par suite dans la seconde fiction de l’inhabileté des Noirs à jamais acquérir cette supériorité. Il dérivait de là forcément que tout individu qui aurait du sang inférieur dans les veines, ne devait plus pouvoir aspirer à l’égalité avec ceux de la classe à sang noble : la dégradation du mulâtre n’était qu’un écho de l’asservissement du noir ; une nécessité de logique (4).
Le préjugé paraissait nécessaire pour justifier une institution qui, contrairement à l’esclavage antique, gardait un caractère exceptionnel. Ainsi "en Orient où il y a aussi des esclaves, mais de toutes couleurs, il n’existe pas de préjugés de cette nature». Il s’ensuit qu’un moyen infaillible de détruire très vite le préjugé de couleur serait de mettre des Blancs en esclavage…". Schoelcher poursuivait avec une pointe d’humour : "mais si l’on voulait essayer de la recette, nous demanderions… que l’on n’employât à l’expérience que des anti-abolitionnistes", tout en ajoutant :
Ce mal est de ceux contre lesquels il n’y a de remède efficace que le temps avec la liberté, et que le temps avec la liberté doivent infailliblement guérir. Le préjugé de couleur vu de près n’est rien, on y a mis trop d’importance; il tient à des circonstances politiques, toutes locales, il s’en ira insensiblement avec l’esclavage, c’est-à-dire avec la cause qui le fit naître. Il est si peu inné dans les individus, que durant un demi-siècle les colonies n’en eurent aucune idée. Il fallut le créer.
Pour preuve, ce qui se passe alors dans les colonies anglaises, où l’esclavage a été aboli et où on constate une atténuation progressive du préjugé :
Nous ne voulons pas nier qu’il n’en existe encore beaucoup aux colonies anglaises, que la ligne de démarcation n’y soit encore fort tranchée, et que l’hostilité des deux castes n’enferme encore des principes de désordre et d’animosité... Cependant on ne saurait nier non plus que le mal ne commence à s’amoindrir... Le travail de fusion s’opère sourdement. A l’extérieur, il n’y a plus de différence entre les deux classes, les relations publiques sont sur un pied de parfaite égalité… La fusion de l’intérieur reste encore à s’opérer, celle des femmes surtout... Les femmes, grâce au rétrécissement d’esprit que leur donne la mauvaise éducation qu’elles reçoivent, sont toujours les plus difficiles à vaincre, les plus résistantes aux réformes. Toutefois, sur ce point aussi les gouverneurs anglais ont fait faire un grand pas, en recevant dans leurs salons des femmes de couleur…
On pourrait retrouver la même ligne de pensée chez l’émule catholique de Schoelcher, l’abbé Dugoujon, lorsqu’il rappelle quelles ont été les conditions historiques qui ont présidé à l’émergence de la classe de couleur et expliquent sa condition :
Lorsque le gouvernement français eut autorisé l’esclavage dans les colonies, il sentit la nécessité d’avilir la race africaine afin de la rendre docile au joug. Il s’appliqua donc avec un zèle déplorable à immobiliser les Noirs et tous ceux qui portaient dans leurs veines une goutte de leur sang, dans l’abjection, l’ignominie et la misère : c’est le moyen qui lui parut le plus sûr de contenir les esclaves… (5).
C’est une telle manière de raisonner qui nourrit l’argumentation de l’idéologue blanc créole de la Martinique Souquet-Basiège, dans les années 1860, pour qui le préjugé n’est pas autre chose que la forme particulière que prend l’orgueil de classe aux Antilles.
Document 18
Souquet-Basiège et le préjugé de couleur (1883).
C’est dans ces années d’incertitude pour sa "classe" que l’idéologue blanc créole Souquet-Basiège écrit un ouvrage de réflexion intitulé Le Préjugé de race aux Antilles françaises. Se présentant comme une réflexion objective, voire "scientifique" sur le problème, c’est en fait un ouvrage d’opinion, au service d’une idée, à savoir le maintien de la hiérarchie coloniale. Mais l’auteur a l’habileté de présenter son argumentation sous un tour nouveau, accomplissant la performance de justifier une hiérarchie qui est en définitive raciale en évacuant complètement l’argument racial de son analyse... Il n’est en effet pas question pour lui de justifier une telle hiérarchie en faisant référence à une infériorité "native" de la "race" noire. Le cœur de son argumentation, qu’il emprunte à Tocqueville et qui est partagé par bien des analystes marxistes d’aujourd’hui, réside dans un renversement total de perspective : il remet, en quelque sorte, la question de la race "sur ses pieds"... Il ne cesse en effet d’affirmer, tout au long d’une rétrospective de l’histoire antillaise, que la race n’est pas déterminante et qu’elle ne joue qu’un rôle apparent : c’est le produit d’un certain contexte historique, celui de la plantation esclavagiste, et l’on ne saurait donc la considérer comme une cause, mais plutôt comme un effet, de l’organisation sociale antillaise : [...] Lire la suite >>>
Enfin, de nos jours, c’est un cheminement intellectuel de ce type qui a pu inspirer un certain nombre d’analystes d’inspiration marxiste qui y voyait confirmation de la détermination, en dernière instance, des rapports socioéconomiques. La plupart se sont accordés de manière générale pour considérer la race comme une idéologie qui permet de légitimer, a posteriori, des rapports d’exploitation nés en dehors d’elle. Cette opinion est exprimée avec vigueur par Marvin Harris : "Ainsi les Nègres n’ont pas été réduits en esclavage parce que les colons… méprisaient particulièrement les gens de couleur noire et les considéraient comme les seuls à être aptes à l’esclavage ; les Nègres sont devenus l’objet de violents préjugés parce qu’eux et eux seuls pouvaient être mis en esclavage (6)".
La race donc en tant qu’ "instance" idéologique, permettant certaines formes de légitimation de l’inégalité : "le passage d’une organisation sociale à une superstructure intériorisée est ici particulièrement net (7)", intériorisation à l’œuvre aussi bien du côté du dominant que du dominé. Dans cette perspective, le préjugé de couleur tel que nous le connaissons en Occident se serait développé à partir du XVIe siècle avec l’expansion coloniale et l’extension plantationnaire du capitalisme naissant : pour exploiter les hommes plus efficacement, certaines catégories auraient été déclarées inférieures. Par là la race pouvait servir à l’élaboration de schémas de rationalisation : afin de justifier une institution comme l’esclavage, l’accent aurait été mis sur les caractères raciaux et une infériorité innée attribuée à certains groupes, tout cela garantissant la reproduction des rapports d’exploitation. "Il fallait convaincre les colonisés de la vanité de toute révolte, leur inculquer le sentiment qu’ils étaient irrémédiablement inférieurs à leurs colonisateurs, leur faire admettre qu’ils étaient à leur juste place dans la société, conformément à l’ordre naturel, et donc immuable, des choses. Comment mieux y parvenir qu’en faisant passer le fait historique de l’exploitation économique, sujet comme tout fait social au changement, sous la catégorie de la race, c’est-à-dire du naturel et de l’inné; et donc du définitif (8)". Idée déjà avancée par A. Memmi dans son Portrait du colonisé : "seul le racisme autorise à poser pour l’éternité, en la substantivant, une relation historique ayant un commencement daté (9)".
En face de ces affirmations, qui font de la race le reflet mental de conditions économiques déterminantes, dans le cadre de contextes historiques marqués par l’oppression sociale, une position originale est tenue par le grand indianiste Louis Dumont qui, dans le prolongement de son ouvrage sur le système des castes en Inde (Homo hierarchicus) considère la race comme une "valeur" permettant de restaurer, sous le couvert d’un phénomène "naturel", un principe hiérarchique mis à mal par l’égalitarisme contemporain (10). Selon cette hypothèse, le racisme américain n’émerge que lorsque l’esclavage est aboli ; à ce moment la race, jusque-là tout juste attribut d’une distinction juridique, se transforme en substance : les caractères somatiques, de simples signes de la distinction, en deviennent l’essence... Les implications chronologiques sont tout à fait divergentes : alors que dans un cas, en bonne logique, une donne idéologique ne saurait survivre aux rapports sociaux qui lui ont donné naissance et avec lesquels elle est intrinsèquement liée, dans l’autre elle peut acquérir une autonomie qui lui permet de perdurer lorsque ces mêmes rapports sont abolis.
Afin d’éclairer ce problème théorique, retournons un instant au contexte intellectuel de la veille de l’Abolition… La ségrégation juridique a vécu, et chacun sait que l’esclavage est condamné à court terme. La fin proche de l’esclavage signifie-t-elle la disparition du préjugé, ou bien celui-ci va-t-il continuer malgré tout à survivre dans les esprits ? Le débat est illustré lors de la compétition pour le prix offert par la Fondation créée par l’abbé Grégoire (avec, à la clé, un legs de 1000 F.. .) à celui qui "exposerait les meilleurs moyens d’effacer le cruel et absurde préjugé qui règne parmi les Blancs et les hommes de couleur". Parmi les candidats, Victor Schoelcher… Dans un petit ouvrage au format adapté "pour pénétrer dans les ateliers" car il est dédié au "peuple" (11), celui-ci persiste et signe, en exprimant avec force l’idée selon laquelle "il n’y a qu’un seul moyen de détruire le préjugé de couleur, c’est de détruire l’esclavage". Morte la bête, mort le venin : "Quelques années de réelle égalité suffiront pour ramener bien des esprits à la vérité et à la justice". Mais le prix lui échappa, car les juges estimèrent qu’il avait par trop subordonné ses vues à l’abolition de l’esclavage, alors qu’ils observaient que le préjugé subsistait même là où l’esclavage avait disparu...
Document 19
L’argument de Victor Schoelcher sur le préjugé.
V. Schoelcher, Abolition de l’esclavage ; examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sangs-mêlés, Paris, Pagnerre, 1840, pp. 165-169.
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)
Le prix échut finalement à S. Linstant, d’Haïti, dont l’ouvrage parut quelque mois après celui de Schoelcher, en 1841. Linstant constate, s’appuyant sur Tocqueville, que le préjugé est plus fort dans le nord des États-Unis d’Amérique, là justement où l’esclavage a été aboli. Il exprime par là son idée-force : "Le préjugé, en s’attachant à la couleur, est devenu tout à fait dans cette seconde phase distinct de celui de l’esclavage". L’évolution des esprits, dans la période suivant l’Abolition, devait largement lui donner raison (12)...
Document 20
L’argument de Linstant sur le préjugé.
S. Linstant, Essai sur les moyens d’extirper les préjugés des Blancs contre la couleur des Africains et des sangs-mêlés, Paris, Pagnerre, 1841.
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)
La race peut donc être déterminée par des contextes sociaux (éventuellement, dans le cas de l’esclavage, articulés à une base juridique), mais elle peut aussi se révéler déterminante…
Essai d’analyse du processus de racisation dans les colonies esclavagistes, puis post-esclavagistes
Bien au-delà de sa fonction de légitimation (même si elle peut apparaître ainsi dans la conscience des acteurs), la "race" apparaît comme l’une des conditions de la naissance des sociétés coloniales qui ont mis en présence des groupes physiquement divers, en particulier celles fondées sur la plantation esclavagiste; elle contribue ensuite à leur schéma d’organisation interne. Pour exister, ces sociétés se sont articulées à un schème de pensée "raciologique" impliquant une attention extrême au type physique des individus et à sa transmission; leur organisation hiérarchique repose sur un socle identitaire qui persiste, même lorsque l’idéologie explicitement hiérarchiste qui lui est superposée a tendance à refluer...
Les jeux de l’histoire, dès le départ, n’ont cessé de gauchir le système mis en place initialement : par suite de la mobilité, difficile mais cependant possible, des individus (affranchissements…), par suite du brouillage dû à l’apparition de catégories intermédiaires et imprévues au départ (métissage.. .), les deux échelles, sociale et raciale, ont fini par ne plus coïncider parfaitement, même si l’infériorité, statistiquement parlant, s’est toujours située du côté noir (des Blancs pouvant déchoir, et des gens de couleur, ou même des Noirs, pouvant s’élever), la "race" ne devenant qu’un simple élément de présomption de la position sociale... La racialisation des rapports sociaux a certes été fixée par l’esclavage, mais elle a été dynamisée à partir des premières unions interraciales (13)".
La "race" n’est donc pas une forme déguisée (et déterminée) de la classe, ou du moins n’a correspondu avec elle que dans le bref instant de la formation. Dès le départ s’est mis en branle un processus qui, "en désaisissant (les rapports raciaux) de leur fonction de rapport de production, a abouti à leur prégnance". Le critère racial peut dès lors s’objectiver dans des alignements sociaux réels, dont l’élément fédérateur est un type physique transmissible par le canal de l’hérédité biologique. En d’autres termes se développe l’autonomie distinctive des relations raciales : "les caractères phénotypiques acquièrent une valeur propre".
Jouant à partir d’un certain nombre de caractères discriminants auxquels est attaché tout un système de valeurs, la race apparaît avant tout comme un signe dans lequel se superposent un signifié social (correspondant aux "places respectives des individus liées à leurs trajectoires généalogiques") et un signifiant biologique (fondé sur la "palette des phénotypes distinctifs"), un signe qui permet de reconnaître donc clairement la position sociale des individus (14). Cette position étant l’aboutissement d’un trajet généalogique qui peut être fort étendu, la "race" induit une très grande viscosité des rapports sociaux; par là, elle peut devenir un outil objectif de stabilisation de ces rapports: "Les stigmates attachés... aux caractères raciaux permettent de reproduire les inégalités sociales, même là où la législation formelle les abolit… Simple coïncidence historique au début, le parallèle entre la hiérarchie sociale et l’origine raciale devient une nécessité idéologique; il donne naissance à un système de valeurs attachées aux traits physiques qui hiérarchisent ceux-ci de manière à maintenir chacun à une place déterminée. Devenus d’abord signes au sein des rapports sociaux, les traits raciaux, par la pénalisation qu’ils entraînent, devinrent ensuite les outils objectifs de la stabilisation de ces rapports (15)".
Le préjugé, produit identitaire des contradictions du système esclavagiste
Les liens que l’on peut établir entre l’esclavagisme et le développement du préjugé apparaissent particulièrement étroits. L’esclavage colonial est fondé sur une triple segmentation : sociale (maîtres de la terre/travailleurs), juridique (libres/esclaves), "raciale" ("Blancs" / "Noirs"). De là le caractère très verrouillé du système : la race finit par devenir consubstantielle à l’ordre esclavagiste, qu’on a pu qualifier de "socio-racial". Le fondement du système est de prime abord juridique : en assujettissant le travailleur au maître de la terre, on lui fournit une main d’œuvre docile et dégradable autant que la production du sucre l’exigeait… Si le système avait fonctionné sans faille, séparant par une cloison étanche les libres et les esclaves, le contraste phénotypique entre leur couleur de peau, au départ simple coïncidence historique, serait resté un simple épiphénomène. Mais de cette coïncidence émerge une nécessité idéologique, pour deux séries de facteurs.
D’une part l’équation esclave = noir (l’esclave est noir) a tendance à se renverser, devenant noir = esclave (on est esclave parce qu’on est noir). On est là dans la fonction classique de l’idéologie, celle de la justification. Comment mieux légitimer l’esclavage, en particulier pour des consciences chrétiennes, qu’en enfermant une part de l’humanité dans une prédestination à la servitude fondée sur la nature, donc sur le définitif et l’immuable, et en faisant en sorte que soit intériorisée cette idée chez les dominés eux-mêmes ?
Des contradictions se font d’autre part jour à l’intérieur du système, qui minent sa structure binaire. Comme dans tous les systèmes esclavagistes, il existe en particulier une "soupape de sûreté" constituée par la pratique de l’affranchissement (destinée à laisser à celui qui est privé de la liberté l’espoir de la retrouver un jour…). Mais on peut là noter la profonde différence qui sépare l’esclavage colonial de l’esclavage antique. Si, dans ce dernier, l’esclave affranchi demeurait sa vie durant dans une situation relativement amoindrie par rapport à l’ingénu né dans la liberté, plus rien ne séparait ses descendants du reste de la société : on sait ainsi que des dynasties impériales furent issues de telles lignées… Dans l’esclavage colonial au contraire, la macule servile est indélébile dans la mesure où elle "colle à la peau" : l’esclave libéré devient, selon la terminologie en vigueur, un "libre de couleur", expression où l’on voit accolés un terme juridique et un terme racial. C’est dire que, dans ce contexte, l’affranchissement installe une troisième catégorie imprévue entre les maîtres et les esclaves, jouissant du statut des premiers mais apparentée aux seconds : les maîtres, face au "péril en la demeure" que représente l’émergence d’une classe de gens de couleur devenant eux-mêmes des possédants, ont recours au critère racial afin de maintenir une distance maximale avec ces "libres" qui pourraient leur porter ombrage. Il se produit donc ce qu’on peut appeler une "racialisation" des rapports sociaux, à savoir une autonomisation de la "race" dans le champ social : les caractères phénotypiques se mettent à avoir une valeur propre, servant à positionner les individus, et les lignées dont ils procèdent, dans le jeu social. Si le mépris de l’esclave est là dès l’origine, le préjugé de couleur apparaît en quelque sorte comme un vice de structure que l’histoire a peu à peu révélé (16)…
L’autre contradiction majeure du système réside dans la progression de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler métissage, avec l’apparition d’individus mêlés (cette contradiction recoupe en partie la précédente, car ces individus mêlés ont souvent le statut des libres de couleur…). Les mulâtres - la catégorie première du mélange blanc/noir - constituent eux aussi une nouvelle catégorie imprévue, à l’égard de laquelle les représentations et les prescriptions officielles évoluent. Car les mulâtres doivent à leur caractère de sang-mêlé une situation ambiguë : ils sont notoirement apparentés avec la classe servile, mais aussi avec des Blancs. Ils brouillent, par les liens de parenté qu’ils entretiennent avec les deux groupes, la frontière qui se voudrait absolue entre les deux segments antagonistes de la société coloniale. Dans le traitement particulier dont ils sont l’objet, là encore l’autonomisation de la race est en marche : désormais tout ou partie de l’origine noire est affecté d’un coefficient de défaveur, stigmate ramenant inévitablement à l’origine servile.
La perduration du préjugé, produit d’une interaction spécifique entre le biologique et le social
La prégnance pérenne du préjugé n’est certainement pas sans relation avec les propriétés mêmes du référent racial, susceptible d’influer sur le processus identitaire. En d’autres termes, ancrer l’identité sur une marque biologique comme la couleur de la peau n’est pas sans conséquences… Le fait premier qu’il faut avoir à l’esprit est que cette marque, bien que confinée à l’univers des apparences et dépendant d’un support génétique infime, n’en est pas moins inscrite dans l’hérédité. Il en résulte qu’elle est héritable de génération en génération, transmise des parents aux enfants, qui vont la transmettre à leur tour. Elle prend de ce fait une dimension temporelle au long cours, induisant une grande viscosité des rapports sociaux et cristallisant les hiérarchies sociales premières, ce qui explique qu’elle ait pu se maintenir après l’abolition officielle de la contrainte juridique fondatrice de la différenciation... L’indélébilité de la couleur de la peau est un thème récurrent, que l’on trouve déjà dans un passage du livre de Jérémie : "Un Ethiopien peut-il changer sa peau, Et un léopard ses tâches ?", thème que l’on retrouve chez Shakespeare, mais qui ne commence à entrer dans une argumentation sociale et politique qu’au XVIIIe siècle, devant le constat que la nouvelle macule servile, contrairement à celle de l’esclavage antique, ne peut s’effacer, comme l’observait, en 1755, le bailli de Mirabeau, gouverneur de la Guadeloupe :
L’on a assez suivi les lois romaines sur l’esclavage; mais la couleur y ajoute une indélébilité physique. Le nègre, même lorsqu’il est libre, reste au moins aussi esclave que le Grec l’est chez les Turcs, avec cette aggravante circonstance que rien ne peut jamais le blanchir, au lieu que le Grec, en reniant sa foi, devient un Turc (17).
Les sociétés esclavagistes, puis post-esclavagistes, sont de fait marquées par une certaine instrumentalisation de la nature dans la justification de l’ordre social, phénomène qu’avait déjà bien mis en évidence Condorcet : "la nature est rendue complice du crime de l’inégalité politique (18)".
Ce que reprenait après lui Tocqueville, dans une analyse lumineuse :
Il y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal; à l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi succède mais chez les anciens, cet effet secondaire de l’esclavage avait un terme. L’affranchi ressemblait si fort aux hommes d’origine libre, qu’il devenait bientôt impossible de le distinguer au milieu d’eux. Ce qu’il y avait de plus difficile chez les anciens était de modifier la loi, chez les modernes, c’est de changer les mœurs et, pour nous, la difficulté commence là où l’antiquité la voyait finir. Ceci vient de ce que chez les modernes « le fait immatériel et fugitif de l’esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race; le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage » (19).
On ne saurait mieux exprimer la persistance de la mémoire de l’esclavage par la récurrence perceptive de la trace discriminante. La nouvelle macule servile ne peut s’effacer et se transforme en stigmate hérité.
Document 21
Tocqueville et le souvenir de l’esclavage.
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, 1835, pp. 289-296.
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Nous sommes donc en présence d’une rémanence du biologique par rapport aux évolutions sociales : il s’est en définitive posé pour ces sociétés, fondées sur une correspondance originelle entre les statuts et les apparences physiques, un problème de reproduction inédit : comment contrôler un phénomène dont tous les paramètres ne sont pas sociaux, mais passent par le canal de l’hérédité biologique ? N’est-il pas justement possible de tirer parti de la persistance des caractères biologiques pour assurer une meilleure reproduction sociale ? Comment dans ce cas aider la nature, en sauvegardant au mieux les apparences pour qu’elles restent porteuses de discrimination, et remédier à la dilution progressive des couleurs ?
Les moyens de "sauver la race" : société et population
La solution a résidé dans le recours à un choix du conjoint ou du partenaire sexuel étroitement surveillé qui, conditionnant la reproduction biologique de la population, assure partiellement la duplication des apparences premières et par là une stabilisation des rapports sociaux : c’est dire qu’il y a eu une "gestion" sociale de la transmission des traits biologiques en fonction desquels s’effectue le tri racial…
La domination sans partage exercée par le groupe blanc requérait une stricte séparation entre les segments sociaux - c’est la logique de la "ligne de couleur" - qui ne pouvait être assurée que par un strict contrôle des alliances au sein desquelles était assurée la procréation légitime servant à la reproduction de ce groupe. Ce sont des contraintes raciales de ce type qui ont gouverné l’évolution des groupes dans ces sociétés…
Le cas des Békés de la Martinique
L’un des premiers faits que l’on peut immédiatement remarquer réside dans la clôture des groupes blancs dominants, caractérisés par une très nette endogamie. Les familles blanches, traditionnellement, échangent entre elles des conjoints et admettent difficilement l’éventualité de mariages interraciaux, maintenant par là la "pureté" du groupe. Maintien qui passe par un strict contrôle des femmes, génitrices qui assurent la reproduction du groupe semblable à lui-même de génération en génération. De là la plus grande fréquence et la plus grande cordialité dans les rapports de sociabilité entre Blancs et gens de couleur chez les hommes, qui affectionnent volontiers des liens de camaraderie ou même d’amitié, alors que le compartimentage racial est beaucoup plus marqué chez les femmes, la femme blanche évitant par là tout risque de contact, dangereux en puissance, avec l’homme de couleur. L’homme blanc par contre ne connaît pas de telles de limitations et a contribué, tout au long de l’histoire, par ses rencontres hors mariage, au processus de métissage. Mais ces contacts demeurent clandestins ou à demi avoués, alors que subsiste au grand jour une nette tendance à la ségrégation, la société blanche et la société "de couleur" se côtoyant parfois sans jamais se mélanger.
Les Békés de la Martinique forment une partie intégrante de la société martiniquaise, dont ils constituent un pôle à la fois isolé et fonctionnellement intégré. D’après le recensement qu’a pu en faire Edith Beaudoux Kovacs, le groupe comprenait au milieu des années soixante 2339 individus, répartis entre 150 familles patronymiques, dont 16 rassemblaient 50 % de l’effectif. Le facteur essentiel ayant assuré le maintien d’une telle spécificité raciale tout au long de l’histoire de la Martinique a résidé dans une forte cohésion du groupe par rapport à l’extérieur, permise par une idéologie très élaborée débouchant sur un contrôle social très strict. Cette idéologie s’articule à une identité dont le fondement est d’abord racial : le principal critère de différenciation apparaît être la "race", qui divise la société martiniquaise en deux : les Blancs de souche, et tous les autres. Le discours officiel affirme qu’il ne saurait être question par là de racisme, mais d’attitudes et de comportements relevant de la sphère privée : "Pour affirmer son identité, sa spécificité, le Créole n’a pas seulement besoin de se rattacher à son propre groupe social, il a aussi besoin des "autres", contre qui il peut s’affirmer. Les autres, ici, ce sont les Martiniquais de couleur qui, même s’ils sont cultivés, même s’ils sont riches, sont considérés comme différents dans leur essence (20)".
A partir d’une dualité des normes entre l’homme et la femme, c’est la femme qui est chargée d’assurer la pureté raciale. Celle-ci doit se garder de tout contact avec les hommes de couleur, et procréer dans le cadre du mariage, un mariage qui se fait de manière préférentielle à l’intérieur du groupe : "Dans la mesure où le mariage reconstitue et prolonge la famille blanche créole, en une chaîne idéalement sans fin, tout élément étranger ... en était traditionnellement exclu et l’endogamie au sein du groupe était considérée comme sa forme préférentielle (21)". De tels interdits ne valent pas pour les unions naturelles des hommes, qui demeurent courantes et admises, car elles ne constituent pas une menace pour l’homogénéité du groupe. Il est cependant frappant de constater qu’existent malgré tout, surtout pour les hommes, des alliances légitimes avec des personnes de couleur. Ces "mésalliances" sont sanctionnées rigoureusement par l’exclusion du dissident - dit, selon l’expression imagée, "béké sauté barrière" - rejeté hors du groupe. Elles semblent comporter un certain élément de souillure, ce qui conduit M. Leiris à employer à cette occasion le terme de caste : "Ils (les békés) se refusent à accepter cette union et se comportent comme si le conjoint blanc était passé de la caste supérieure à laquelle il appartenait de par son origine à la caste inférieure qui est celle de son partenaire (…) Si des unions légitimes se contractent en violation de la règle, le groupe élimine systématiquement les foyers qui en résultent pour protéger et maintenir son homogénéité (22)". Et la mémoire collective doit à jamais retenir de tels écarts à la norme : "Cette obsession d’éviter les personnes pouvant avoir du "sang noir" est une des raisons pour lesquelles on connaît - ou prétend connaître - l’arbre généalogique de toutes les familles, le nom de la famille servant de garantie de pureté (23)".
Ce contrôle strict de la ligne de couleur s’appuie donc sur un système de valeurs largement partagé. Pour tous les Békés, il existe un fort sentiment d’identification au groupe auquel on est fier d’appartenir et qu’on relie au territoire de l’île : "C’est nous qui avons fait ce pays…". Préserver une entité raciale a d’abord un intérêt économique. La terre, par là, a pu rester concentrée aux mains des membres du seul groupe, qui a gardé sa prééminence foncière tout en sachant s’adapter aux mutations contemporaines de la société "départementale".
Homogamie et hypergamie chez les gens de couleur
La logique de la ligne de couleur, dans les sociétés post-esclavagistes, est en effet cohérente dans les perspectives du segment racialement dominant. Mais les valeurs liées à l’idéologie de couleur diffusent dans le reste du corps social, qui est alors tenté d’utiliser les nuances chromatiques générées par la miscégénation (pouvant correspondre à des catégories populaires de métissage) comme autant de paliers reliant les deux pôles raciaux. Au sein même des gens de couleur, cette catégorisation débouche sur des comportements individuels liés au choix du conjoint, et sur de véritables stratégies intergénérationnelles. On peut ainsi noter une nette tendance à l’homogamie, c’est-à-dire à des unions qui lient des semblables au plan de l’apparence physique. Le mulâtre, voyant son apparence valorisée, a tendance à se séparer de plus "noir" que lui : une telle attitude débouche sur la formation de sous-groupes à la fois phénotypiques et sociaux qui visent à se refermer vers le bas tout en restant ouverts vers le haut.
Car ces stratégies se déploient tout au long de la catégorisation raciale, jouant de compensations possibles de la position de race à la position de classe. Ce jeu de compensation est particulièrement bien illustré par un certain nombre de proverbes, du type : tou mulat pov sé nèg tou nèg rich sé mulat ("tout mulâtre pauvre est un nègre et tout nègre riche est un mulâtre...") :
Le nombre de phrases, de proverbes, de petites lignes de conduite qui régissent le choix d’un amoureux est extraordinaire aux Antilles. Il s’agit de ne pas sombrer à nouveau dans la négraille, et toute Antillaise s’efforcera, dans ses flirts ou dans ses liaisons, de choisir le moins noir. Quelquefois elle est obligée, pour excuser un mauvais investissement, de faire appel à des arguments comme le suivant : “ X est noir, mais la misère est plus noire que lui“ (24).
Stratégies qui, dans certaines lignées, peuvent aller dans le sens d’une volonté tenace de blanchiment, comme l’atteste ce passage d’un roman dû à la plume acérée d’un observateur aigu de la réalité martiniquaise, Salvat Etchart :
Des générations durant, grands-mères, mères, filles et petites filles avaient fanatiquement suivi la loi non écrite, respecté religieusement la politique exigée par la situation : puisque les saints et les prêtres et les bons maris étaient blancs, elles s’étaient armées pour la conquête d’une toison nouvelle, pour revêtir l’apparence et le semblant et l’extérieur du Bien. Résolument elles avaient tourné le dos à la chaîne, à la crasse, à l’ignorance, qui sont noires. Bonnes élèves, elles avaient décidé, fût-ce contre elles-mêmes que seul le Blanc est agréable et moral, beau et vertueux… la couleur du jour ! Le mot de racisme est faible pour définir ce phénomène de volonté constamment tendue, viscéralement, héréditairement braquée vers le blanchiment. Un préjugé, si violent soit-il n’aurait pas suffi à donner aux demoiselles Alicanthe cette tranquille et persévérante ferveur. Non. Il s’agissait plutôt d’un vague plan, d’une aspiration nébuleuse. C’était la troublante phase d’une guerre où les gestes de l’amour étaient aussi hargneux, mortels et trompeurs, rusés que ceux d’un combat. C’était un pillage, un butin. Chaque matrice conservait sa part de semences sélectionnées… la servitude régnait et règne encore sur les ventres (25).
Face à ces stratégies féminines au long cours, on peut camper l’attitude de l’homme blanc, en évoquant l’analyse que faisait F. Fanon des héros d’un roman où se lisait tous les stéréotypes raciaux: "Cependant, André est parti vers d’autres cieux porter le Message Blanc à d’autres Mayottes : délicieux petits gènes aux yeux bleus, pédalant le long des couloirs chromosomiaux (26)…".
Une stricte surveillance du choix des partenaires reproducteurs - dont l’avatar ultime ne saurait être que l’eugénique - a donc permis de canaliser le cheminement des gènes d’une génération à l’autre, déterminant les flux et façonnant, au niveau biologique, les structures de population, caractérisées à la fois par l’existence d’une barrière génétique hémiperméable et par le feuilletage de strates ouvertes vers le haut mais fermées vers le bas, reflétant le modèle du segment non mêlé.
Métissage et domination masculine
Le monde colonial est marqué par une mixophobie fondamentale : d'emblée les unions mixtes et la naissance d'individus mêlés ont été la cible d'une stigmatisation fondamentale. "Crime que Dieu déteste", "désordre... épouvantable et presque sans remède" (selon les termes du Père Du Tertre), du fait de la rareté de l'élément féminin, le métissage rappelle durablement l'illégitimité qui marque la naissance "honteuse" des mulâtres. De là la conscience malheureuse qui entoure traditionnellement la figure du métis, la dysharmonie sociale qu'il révèle, et le sentiment tragique ou morbide de l'aliénation qu'il exprime. Les différentes figures du métis et du mulâtre, dans la littérature antillaise, mettent à nu leur essentielle ambiguïté : le mulâtre romantique, tantôt idéalisé, tantôt diabolisé, selon l'idéologie progressiste ou réactionnaire des auteurs, apparaît dans les deux cas comme un être voué au malheur, soit comme victime, soit comme fauteur de troubles ou de catastrophes, dans un univers colonial où les préjugés sont les vecteurs de la fatalité... Le drame du sang-mêlé est d'abord de rappeler de manière cathartique le viol originel, ouvrant par là une déchirure existentielle ou névrotique... Ainsi se profile l'un des mythes centraux du métissage, celui de la violence fondatrice exercée sur la femme esclave par le maître.
Certains ont pu prétendre que le métissage était la preuve d’une absence relative de préjugé racial. Ce n’est certainement pas le cas : "le racisme n’a jamais empêché les hommes du groupe dominant de s’unir avec les femmes du groupe dominé"… R. Bastide a particulièrement insisté sur cette dimension sexuelle du préjugé racial :
Quand deux partenaires de couleur différente font l’amour, dans la cour qui précède ce moment, dans ces instants privilégiés qui semblent détruire la race et redécouvrir l’unité de l’espèce humaine, nous trouvons ce paradoxe : l’insinuation du racisme dans ses formes les plus sauvages, les plus foudroyantes. Dans ces corps qui se cherchent, qui fusionnent, il y a deux races qui se prennent à la gorge. Mais de manière à comprendre cet étrange phénomène qui produit le maximum de préjugé là où tous les préjugés semblent être abolis, nous devons (…) replacer la sexualité dans son contexte social total - et par contexte social total nous ne signifions pas simplement la situation présente mais aussi l’héritage du passé, de ce passé plus ou moins distant qui a façonné le présent, car les êtres humains qui se joignent dans l’acte sexuel ne sont pas seulement des corps, mais des personnes dans une société, chacun d’eux doté de ce que Halbwachs appelait une mémoire collective (27).
La femme noire était la propriété du maître blanc, sujette à tous ses désirs, et dans le même temps réalisait qu’elle pouvait user de cette attraction sexuelle comme d’une arme pour s’élever dans une société fondée en définitive sur la force. R. Bastide fait à juste titre remarquer que si la miscégénation s’était réalisée dans le mariage, elle aurait effectivement démontré une réelle absence de préjugé. Mais dans la mesure où elle s’est développée par le canal d’unions illégitimes et souvent clandestines, elle n’a fait que conjuguer la domination masculine et l’oppression raciale :
Derrière la miscégénation on trouve exactement ce qu’il y a derrière l’institution de la prostitution en Occident : la défense d’un groupe considéré comme supérieur, et donc intouchable, au détriment d’un autre groupe racial ou social.
Il est un fait que dans l'optique coloniale l'image du métissage est traditionnellement composée à partir de l'union de la femme de couleur et de l'homme blanc sous le sceau de l'illégitimité, alors que l'union de l'homme noir et de la femme blanche est restée jusqu'à une date assez récente largement impensable (dans certaines colonies espagnoles, on distinguait le "métissage à l'endroit" et "le métissage à l'envers"...). Cette dissymétrie sexuelle fondamentale est articulée au dispositif de la ligne de couleur, par l’établissement d’une frontière amoureuse, de l’ordre du tabou, théoriquement infranchissable pour l’homme noir et la femme blanche, mais poreuse pour l’homme blanc et la femme noire... La femme blanche devait être gardée de tout contact avec l’homme de couleur, ce que l’on pourrait exprimer par la formule "touche pas à la femme blanche" ! L’homme blanc pouvait par contre, par le canal de ses unions illégitimes, alimenter le mouvement général de métissage… Le métissage semble ainsi être le résultat d’un double processus : une exploitation sexuelle, aveugle à ses effets éventuels, de la femme noire par l’homme blanc ; réciproquement une stratégie éventuelle de celle-ci pour "blanchifier" sa progéniture...
La rémanence du biologique est donc socialement instrumentée. Dans un contexte naturel, il n’y a en effet pas de choix, et règne le hasard des rencontres reproductrices, impliquant un brassage qui aboutit à la constitution d’une nouvelle population, se rapprochant à chaque génération d’un état d’équilibre où toute distinction en fonction de l’origine devient non pertinente. Ce modèle, il va sans dire, n’est jamais réalisé dans les populations humaines… De la même manière, si les différences phénotypiques, dans une rencontre de populations physiquement contrastées, n’avaient pas de charge sémantique au sein du champ social, les distances initiales s’éroderaient, perdant toute implication opératoire dans les choix matrimoniaux. S’impose au contraire ici une opposition sociale à la redistribution aléatoire des couleurs… Malgré la redistribution des cartes à chaque succession de génération, on ne peut que constater un effort permanent pour que les jeux distribués soient perpétuellement réassortis en fonction des couleurs initiales. Par là c’est cette donne qui est, à chaque tour, proposée à la perception raciale. Celle-ci s’articule donc à une réalité qui, bien que mouvante, garde malgré tout la mémoire des apparences anciennes. Ainsi perdure les contrastes phénotypiques antérieurs, dans des limites telles que l’idée de race peut continuer à y trouver un fondement. Et c’est à partir de la polarisation persistante de cette donne phénotypique, génération après génération, que peut s’organiser la perception et la signification sociale des couleurs.
La boucle est donc bouclée, dans un cycle complet d’action et de rétroaction. Là où ailleurs l’évolution biologique des populations avance dans l’invisibilité, simplement canalisée par la distance sociale ou spatiale, il est ici possible de saisir des règles relativement strictes qui ont gouverné la transmission des gènes (en tous cas ceux qui déterminent les caractères visibles d’une génération à l’autre…) en fonction des choix sociaux qui ont présidé aux rencontres reproductrices : "le système de valeurs (a agi) à la manière d’un filtre génétique (28)", et la population a évolué elle-même vers le but que la société lui fixait. En quelque sorte le biologique a enregistré en lui l’ordre du social, et par là une idéologie s’est véritablement incarnée… Les races, bien sûr, n’existent pas : nous sommes simplement capables de les inventer (29).
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(1) Journal d’agriculture, octobre 1771, cité par M. Duchet.
(2) Dépêche ministérielle du 27 mai 1771 (le ministre au gouverneur de Saint-Domingue).
(3) Lettre de Théron, commandant de Jacquezy, à Candie, leader local de couleur (16 octobre 1792, Archives nationales DXXV 4/37), citée par Y. Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, Dalloz, 1967.
(4) V. Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, Paris, Pagnerre, 1842.
(5) Abbé Dugoujon, Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises, Paris, Pagnerre, 1842.
(6) M. Harris, Patterns of Race in the America, New York, Walker, 1964, p. 70.
(7) J. Benoist, "La organizacion social de las Antillas", in M. M. Fraginals (éd.), Africa en America, UNESCO, 1978, rééd. in Études Créoles, 79-1, p. 11-34.
(8) M. Giraud, Races et classes à la Martinique, Paris, Anthropos, 1979, p. 50.
(9) A. Memmi, Portrait du colonisé, Paris, Buchet-Chastel, 1957, rééd. J. J. Pauvert, 1966, p. 109.
(10) L. Dumont, « Caste, racisme et stratification », Cahiers internationaux de sociologie, 29, 1960, p. 91-112.
(11) V. Schoelcher, Abolition de l’esclavage ; examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sangs-mêlés, Paris, Pagnerre, 1840.
(12) S. Linstant, Essai sur les moyens d’extirper les préjugés des Blancs contre la couleur des Africains et des sangs-mêlés, Paris, Pagnerre, 1841.
(13) J. L. Jamard, "Réflexions sur la racialisation des rapports sociaux en Martinique : de l’esclavage biracial à I’antroponymie des races sociales", Archipelago, 3- 4, 1983, no spécial Race et classe dans la Caraïbe : 47-81.
(16) Michèle Duchet, "Esclavage et préjugé de couleur", in P. de Comarmond & C. Duchet (éds), Racisme et société, Paris, Maspéro, 1969.
(17) L. de Lomenie, Les Mirabeau, Paris, C. Douniol, 1870, lettre du 10 janvier 1755, cité par M. Duchet, art. cit., p. 124.
(18) Condorcet (J.A.N. de Caritat, marquis de), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Masson et fils (1ère édition 1794), p. 124.
(19) A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, 1835.
(20) Edith Kovats Beaudoux, Une minorité dominante : les Blancs créoles de la Martinique, thèse dact., Paris, 1967, pp. 65 et 158-159, publié en 2002, Paris, L’Harmattan.
(22) M. Leiris, Contacts de civilisations en Guadeloupe et en Martinique, Paris, Paris, UNESCO-Gallimard., 1955, p. 127.
(23) E. Kovats Beaudoux, p. 122.
(24) F. Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, Seuil, 1954.
(25) S. Etchart, Le monde tel qu’il est, Paris, Mercure de France, 1967, p. 95-97.
(27) R. Bastide, "Dusky Venus, Black Apollo", Race, 3,1, 1961, p. 10-18, librement traduit.
(28) T. Todorov, Nous et les autres, Paris, Le Seuil, 1989.
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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir
6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration
Bibliographie générale
Conférence audio
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par Jean-Luc Bonniol
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