Dossier Laméca
LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE
Document 18
Souquet-Basiège et le préjugé de couleur (1883).
C’est dans ces années d’incertitude pour sa "classe" que l’idéologue blanc créole Souquet-Basiège écrit un ouvrage de réflexion intitulé Le Préjugé de race aux Antilles françaises. Se présentant comme une réflexion objective, voire "scientifique" sur le problème, c’est en fait un ouvrage d’opinion, au service d’une idée, à savoir le maintien de la hiérarchie coloniale. Mais l’auteur a l’habileté de présenter son argumentation sous un tour nouveau, accomplissant la performance de justifier une hiérarchie qui est en définitive raciale en évacuant complètement l’argument racial de son analyse... Il n’est en effet pas question pour lui de justifier une telle hiérarchie en faisant référence à une infériorité "native" de la "race" noire. Le cœur de son argumentation, qu’il emprunte à Tocqueville et qui est partagé par bien des analystes marxistes d’aujourd’hui, réside dans un renversement total de perspective : il remet, en quelque sorte, la question de la race "sur ses pieds"... Il ne cesse en effet d’affirmer, tout au long d’une rétrospective de l’histoire antillaise, que la race n’est pas déterminante et qu’elle ne joue qu’un rôle apparent : c’est le produit d’un certain contexte historique, celui de la plantation esclavagiste, et l’on ne saurait donc la considérer comme une cause, mais plutôt comme un effet, de l’organisation sociale antillaise :
Si les Antilles n’avaient jamais eu besoin des noirs, qu’elle n’eussent pas connu et pratiqué l’esclavage, et que des noirs et avec eux des hommes de teint plus clair eussent abordé nos rivages, on peut l’affirmer ; quel qu’eût pu être l’effet produit sur l’Européen par la dissemblance physique, l’Européen n’eut jamais vu dans les noirs et les hommes de couleur une infériorité native et n’eut fait de cette dissemblance un motif de mépris ou de répulsion (1)...
La hiérarchie raciale antillaise n’est donc que le masque d’une hiérarchie sociale comme il en existe partout ailleurs : débarrassé de ce fardeau encombrant du "préjugé", l’auteur peut alors justifier tranquillement cette hiérarchie en faisant appel aux argumentations traditionalistes. Il s’agit d’un ordre qui est dans la "nature des choses" (la nature étant conçue comme une habitude créée par l’Histoire), dans la mesure où il est inhérent et originel à la société antillaise. Si les Blancs ont toujours exercé le pouvoir, ce n’est pas parce qu’ils étaient nés pour l’exercer, mais parce qu’ils en avaient les aptitudes, fixées par l’éducation. Et s’ils manifestent un préjugé par rapport aux autres classes, c’est en fait un préjugé "naturel", comme ailleurs le préjugé qui s’attache à la naissance et à la propriété :
Il ne faut donc pas s’étonner si, dans le passé et aujourd’hui encore, à la suite d’une longue habitude, et en face de différences physiques; si fortement imprimées par la nature, l’Européen, le blanc, se considère, d’une façon abstraite, comme appartenant à une race supérieure à la race africaine et à sa descendance.. . Il n’y a pas, aux Antilles, à proprement parler, plus de préjugés, de races ou autres, qu’en Europe ou ailleurs : partout la société a groupé les hommes en nations hostiles, en hiérarchies échelonnées selon les conditions humaines ; cette loi universelle acceptée de tout temps, chez tous les peuples, ne peut être imputée à crime aux habitants des Antilles (2)…
Le tour est donc joué : tous les conflits raciaux qui émaillent les dernières décennies de l’histoire des Antilles avant la parution de l’ouvrage, auxquels Souquet-Basiège consacre l’essentiel de son développement, ne sont que l’expression de luttes sociales et politiques. Mais une lecture plus attentive du texte permet de se rendre compte que le préjugé racial, chassé par la porte, revient en fait par la fenêtre... D’abord par suite de la croyance de l’auteur à la race en tant que catégorie biologique, croyance qu’il partageait, il faut le dire, avec bon nombre de ses contemporains : de là la notion de "pureté" de race, qu’on rencontre au fil du texte :
( ...) Les trois races se développeront parallèlement, selon les conditions propres à la reproduction de l’espèce humaine. L’Europe n’est pas près de finir, et cinq cents millions d’Européens ne perdront pas leur originalité ethnographique pour justifier une chimère irréalisable. Mais à côté du blanc pur vivront en paix avec lui le sang mêlé et le noir, leurs relations n’auront d’autres limites que la liberté humaine elle-même…
Ensuite par le fait qu’il relie, là encore trait d’époque, cette diversité de races, en tant que groupes discrets, à l’existence de différences culturelles, si bien qu’il en vient à assimiler nation et race :
(…) Dans la famille humaine, il existe… des variétés physiques, des différences de langage qui l’ont partagée en groupes divers, étrangers en apparence les uns aux autres et souvent hostiles. Telles sont les nations ou races (3)…
Il est donc en fait sous-entendu que les mulâtres et les Noirs sont inférieurs parce que leurs productions culturelles sont inférieures :
Les sangs-mêlés et noirs... comme tous les habitants de l’Afrique... n’ont pas créé, comme les peuples de l’Asie ou de l’Europe, une civilisation propre…
Comme le remarque R. Achéen, qui présente une nouvelle édition de l’ouvrage, le préjugé de race imprègne en fait tout le discours, et c’est là la plus grave contradiction du texte...
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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir
6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration
Bibliographie générale
Conférence audio
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par Jean-Luc Bonniol
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