Article Laméca
Les enregistrements d’Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962
Anna Lomax (2007)
The Association for Cultural Equity, fille d'Alan Lomax
Texte de la conférence donnée à la Résidence Départementale à l'occasion de la remise au Conseil Départemental de la Guadeloupe d'une partie de la collecte d'Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962, le 8 juillet 2007
“Il nous reste encore beaucoup à apprendre sur la façon de mettre la magnifique technologie de communication de masse au service de la grande famille humaine.”
Alan Lomax, 1960
Permettez-moi de saluer les autorités ici présentes, et aussi vous tous qui venez accueillir cet acte de rapatriement de la musique et du patrimoine orale de vos îles. Je voudrais remercier le Conseil Général de la Guadeloupe, en particulier Odile Broussillon, directrice-adjoint de la Direction des Affaires Culturelles et du Patrimoine et directrice de la Médiathèque Caraïbe, ainsi que Gustav Michaux-Vignes, chargé de la Musique à la Médiathèque Caraïbe; et mes collègues Rosita Sands de l'Université Columbia de Chicago, et Dominique Cyrille de l'Université Lehman de New-York, d’avoir participé à cette collaboration entre l'Association pour l'Equité Culturelle de New York et le Centre de Recherche sur les Musiques Noires de Chicago (CBMR).
Sur fond de photos et de musique, je voudrais vous parler du travail d’Alan Lomax dans la Caraïbe et sur l’importance que j’accorde aujourd’hui plus que jamais à ce travail.
Les recherches d’Alan Lomax dans la Caraïbe commence au milieu des années 1930 aux Bahamas (1935) et en Haiti (1936-37) en collaboration avec l'écrivain et anthropologue Zora Neale Hurston (1891-1960), pour le compte de la Bibliothèque du Congrès, la Bibliothèque Nationale des Etats-Unis.
Naissance d'un collecteur
Alan Lomax initie ses recherches musicologiques avec son père John Lomax (1867-1948) en 1933 à l’âge de 18 ans, dans le sud des Etats Unis. Ils sont tous deux originaires du Texas, ce qui prouve qu'en dehors de bandits, cet Etat peut produire quand même des gens très bien ! Lomax père et fils travaillaient pour la Bibliothèque du Congrès. En 10 ans, ils constituent une importante collection de patrimoine oral et musical.
En 1938, Alan enregistre le récit de vie et la musique du grand compositeur et musicien de jazz Jelly Roll Morton (1890-1941) originaire de la Nouvelle-Orléans (Louisiane, USA), une ville qu'on peut considérer comme faisant partie intégrante de la Caraïbe.
Par la suite, Alan travaille pendant quelques années en Europe, enregistre des disques, écrit et produit des émissions radio. Il édite pour Columbia Records, la première série de "musiques du monde", avec deux volumes sur l’Afrique. En 1960, il entame une étude comparative de la "musiques du monde" à l’Université de Columbia (New York).
Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962
Lomax arrive dans les Petites Antilles en 1962 avec deux objectifs majeurs. Premièrement, il pensait que par l’étude approfondie de la musique qu’il proposait, il pourrait démontrer plusieurs traits d’unité stylistique africaine - celle-ci constituant un des aspects les plus marqués et représentatifs de la culture de la Caraïbe - mais aussi sa grande diversité et créativité syncrétique.
A l’époque, une des aspirations de la politique d’émancipation post-coloniale était le rêve de confédérer toutes les îles de la Caraïbe. Alan et ses collègues dans la région pensaient que sa documentation constituerait une source fondamentale, et qu’elle rendrait un grand service à la nouvelle Caraïbe naissante.
Le second objectif majeur du projet était alors la confortation de l’identité culturelle de la Caraïbe, par l’établissement sur place des archives centrales des traditions musicales auxquelles Lomax, avec d’autres, contribueraient. Sous la forme d'un centre de conservation et de promotion de la culture orale, un centre de documentation pour les chercheurs, mais aussi un centre d’édition, avec des droits pour les artistes. Les hauts lieux du savoir de la région, l'Université des West-Indies à Trinidad et à la Jamaïque seraient les dépositaires de ces archives.
Durant six mois, Alan enregistre dans presque toutes les Petites Antilles. Il le fait avec la collaboration de chercheurs de la région, en particulier l’anthropologue Trinidadien Jacob D. Elder (1914-2003). Ensemble, ils cherchent à inclure dans leur projet tous les genres de musique importants, enregistrant la plupart des genres locaux, tout en cherchant les styles les plus anciens comme les chants de travail et les berceuses, collectant aussi les styles urbains populaires, comme le jing ping, la biguine, le steel-band, le calypso...
Ces enregistrements sont réalisés dans de petits hameaux, des maisons, sur des bateaux, dans des forêts, ou dans les rues en pleine ville. Quand c’était possible, Alan essaye d'enregistrer des cérémonies entières, comme des enterrements, des veillées, les danses aux ancêtres du Big-Drum à Carriacou (Grenade), un mariage Indien à Port-of-Spain (Trinidad), une soirée Gwoka en Guadeloupe...
Alan était particulièrement intéressé, entre autres, par les chants de travail traditionnels avec des racines clairement africaines. Il enregistre ainsi les chants de rameurs et de marins au moment du remorquage des bateaux, ceux qui accompagnent le travail des bûcherons (scieurs de long, à la hache), ceux des maçons construisant les maisons, ou encore ceux des paysans lors de la récolte. Il recueille des danses aux tambours et sur tubes de bambou, des hymnes et chants Yoruba, des ballades françaises anciennes, des gigues, rondes et quadrilles créoles, la musique des tambours tassa et des bhajan Hindous, des combats aux bâtons, des jeux de Noël de Saint-Kitts & Nevis, des calypsos, les steel-bands et les anciennes traditions carnavalesques. Ainsi que les petits orchestres de village, aussi variés qu'inventifs.
Lien vers les enregistrements sonores d'Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962 >>>
Lien vers les photographies d'Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962 >>>
Alan et J. D. Elder se concentrent aussi sur les jeux et rondes pour enfants et adultes et les rassemblent dans un livre et un CD, avec une étude de J. D. Elder consacrée à la socialisation des enfants de la Caraïbe à travers ces jeux.
Lien vers le manuscrit de l'ouvrage >>>
Lien vers la conférence d'Hector Poullet sur cette collecte >>>
Ces enregistrements caribéens sont parmi les premiers réalisés en stéréo dans ce domaine. Lomax avait la conviction que les études des chercheurs, ainsi que l’influence des médias et des nouvelles technologies devraient aider à lier la culture locale et régionale à ses origines. Il utilise le matériel d’enregistrement sonore le plus professionnel et techniquement avancé de même que les haut-parleurs les plus performants du moment afin que les membres des communautés qu’il visite puissent entendre leur propre musique en stéréo.
De nombreux chemins s’ouvrent à l’exploration de la musique des cinq îles créolophones que nous déposons aujourd’hui à la Médiathèque Caraïbe (du sud au nord : Sainte-Lucie, Martinique, Dominique, Guadeloupe et Saint-Barthélémy), chacune offrant une multiplicité de thèmes.
Ecoutons ensemble quelques exemples de musique venant de chacune de ces îles.
Quelques exemples
Guadeloupe
En Guadeloupe, Alan effectue les premiers enregistrements de gwoka, comme vous le savez une musique de danse basée sur le jeu des tambours, à l’origine provenant des espaces de production du sucre, associée plus tard à la résistance à l’esclavage, et aujourd'hui largement présente et diffusée.
Ces enregistrements réalisés à Lasserre Morne-à-l’Eau captent sa forme la plus ancienne, jouée par un groupe appelé Les Roses et conduit par Turenne Joseph Valcy :
Pa lagé (Lasserre, Morne-à-l'Eau, Guadeloupe, 16 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Le groupe nous joue un autre rythme de gwoka, le toumblak :
Rythme toumblak (Lasserre, Morne-à-l'Eau, Guadeloupe, 16 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Et ici un chant de travail lors d’un koudmen. Notez le chevauchement rapide et la forte vocalisation (boulagèl) créés par la belle texture musicale de cette chanson :
Adolin do-la, bwa kasé (Lasserre, Morne-à-l'Eau, Guadeloupe, 16 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
A Sainte-Marie de Capesterre Belle-Eau, dans une petite communauté de descendants d'indiens de Madras (Inde), Alan enregistre une cérémonie dédiée à la déesse Kali.
A l’autel, un prêtre chante une prière accompagnée par un chœur, des cymbales et un matalon (tambour cylindrique bi-membranophone). Un cabri est ensuite sacrifié.
Chant rituel à Kali (Sainte-Marie, Capesterre Belle-Eau, Guadeloupe, 15 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Martinique
En Martinique, Lomax est guidé par le célèbre musicien et impresario Loulou (Louis) Boislaville. Il se rend tout d’abord à Pérou, Sainte-Marie, dans la région du Nord Atlantique, où il rencontre des talents extraordinaires centrés autour de la famille Grivalliers.
Il est difficile de choisir parmi les nombreux et magnifiques bèlè, danmyé, biguine, contes, devinettes et chants de travail enregistrés du 17 au 20 juin 1962, mais voici l'enregistrement d’un kont sur Ti-Jan, un brave garçon, intelligent et plein de ressources qui se montre plus malin que son méchant roi et réussit à lui prendre son argent et sa fille, tout cela raconté dans une forme africaine, en alternant récit et chant avec la participation active de la communauté.
Ti-Jan (Pérou, Sainte-Marie, Martinique, 20 juin 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Le 19 juin 1962, au François et à Fort-de-France, Alan enregistre des petits orchestres jouant des formes urbaines de biguine, quadrille, mazouk et autres danses populaires anciennes, notamment cette valse créole, “Fleur des Antilles”, composée par Loulou Boislaville.
Fleur des Antilles (Fort-de-France, Martinique, 19 juin 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Dominique
Grace à sa géographie singulière entre massifs montagneux accidentés et côtes maritimes, la Dominique a produit une grande diversité de microcosmes culturels protégés et isolés. Une particularité qui la distingue des autres îles des Petites Antilles. Ainsi, dix jours durant, Alan enregistre dans neuf communautés dominicaises.
Mahaut nous offre ce charmant bèlè, sous la direction d’Antonia Henry :
Edward-o (Mahault, Dominique, 23 juin 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Les instruments musicaux de la Caraïbe sont variés et nombreux, arc musical, bambou frappé, tubes, boli, cuatro, baha, gourde, toutes sortes de tambours, des bâtons et tiges et même des outils de travail comme ici la scie qui fait office de percussion dans ce chant de travail de scieurs de long de La Plaine :
Di yo pa hélé pou nou (La Plaine, Dominique, 25 juin 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Saint-Barthélémy
Saint-Barthélémy a conservé, apparemment intactes, certaines formes de danses et chansons françaises de la période médiévale jusqu’au 18ème siècle, en particulier des ballades non-accompagnées, parfois pleines d’ironie créole, comme celle-ci à propos de l’histoire d'un jeune homme en quête d'amour :
Rossignol dans bois (Colombier, Saint-Barthélémy, 8 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Sainte-Lucie
Lomax est assisté à Sainte-Lucie par Gordon Doubred, Harold Simmons, et Dunstan Saint-Omer. Ils l’accompagnent à Anse-la-Raye, Roseau, Gros-Islet, Vieux-Fort et Dennery (hameau d'Au Leon).
Pour clôturer cette présentation, voici un très bel exemple enregistré dans le hameau d'Au Leon (Dennery), l’une des nombreuses chansons avec frappes des mains dont les adultes raffolaient à l’époque :
Eléna (Au Leon, Dennery, Sainte-Lucie, 21 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>
Conclusion
J’ai écouté de nombreuses fois ces enregistrements et mon émerveillement est toujours intacte. L’industrie de la musique commerciale a puisé dans cette source, et l’a parfois usé jusqu’à la corde mais sans jamais égaler la qualité et l’innovation des œuvres originales. Une vie entière d’étude musicale ne suffirait pas à reproduire une telle beauté !
Des monuments de pierre et d'acier ont toujours représenté les riches et les puissants, et parce que se sont des objets tangibles, durables et beaux, nous les admirons. Mais considérez ceci : les chansons, les contes, les danses, tous emplis d’une imagination débordante, contenus dans ces enregistrements, sont des monuments encore plus grands car non consacrés à l’honneur, la vanité, ou le pouvoir de quelques privilégiés. Au contraire, ils sont la réponse créative du peuple aux plus profondes expériences de la vie. Cela est particulièrement évident dans la Caraïbe, où une culture, belle, puissante et inventive a été façonnée par l’imagination, la tradition, le travail, la vie sociale et les matériaux naturels disponibles.
Ainsi, aujourd’hui, la vraie question n’est pas la documentation collectée elle-même, mais la perpétuation de l’héritage caribéen de ces créateurs, morts ou vivants. A la différence de la pierre, de l'art visuel et du livre, la tradition orale est évanescente, et pour cette raison la documentation collectée est essentielle. Mais celle-doit être mise en œuvre de la manière la plus active et vivante possible, aussi bien du point de vue son étude que de sa mise à disposition du public. Notre souhait le plus cher est que vous profitiez au maximum de cette documentation comme l'ont fait avec succès d’autres pays, dans les écoles, à la radio, dans les manifestions culturelles, dans les lieux touristiques... Et surtout, recherchez et encouragez les artistes traditionnels actuels, amenez-les dans vos écoles pour qu’ils transmettent à vos enfants, comme eux seuls savent le faire, les contes et récits, les jeux, les chansons, les rythmes et les instruments musicaux constitutifs de votre patrimoine culturel immatériel.
Lien vers les enregistrements sonores d'Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962 >>>
Lien vers les photographies d'Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962 >>>
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