Dossier Laméca
Les frustrations coloniales et l’apparition de la société de consommation dans les Antilles françaises après-guerre
2. LA LUTTE POUR LE CHANGEMENT SOCIAL APRES LA LOI D'ASSIMILATION DU 19 MARS 1946
Le changement de statut : un changement pour améliorer les conditions de vie quotidiennes
La nouvelle politique coloniale établie par le Comité Français de Libération Nationale en 1944 prévoit l’assimilation des colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et de la Réunion en nouveaux départements français dans son idée de « progrès ». Ces quatre territoires sont couramment appelés les « vieilles colonies » par les hommes politiques pour montrer le caractère ancien de leur colonisation par la France et combien depuis le XVIIe siècle, ces terres seraient bien imprégnées de la culture française. Ces quatre colonies sont dites avoir atteint un certain niveau « d’évolution » conformément à l’idéologie raciste européenne, une idéologie elle-même reprise par beaucoup d’élus antillais pour revendiquer depuis la fin du XIXe siècle, cette assimilation politique.
En effet, dans la classe politique antillaise dominée par une élite dite « noire » et « mulâtre » issue de la petite bourgeoisie et des classes moyennes, on considère que l’Antillais est assez « civilisé » pour être reconnu comme un citoyen du même rang que celui de la métropole, tant il aspire socialement et culturellement au même mode de vie que celui de l’homme Blanc européen. Cette idée que l’on se fait de l’accession à l’assimilation est alors fondamentale pour comprendre les revendications sociales qui vont éclater aux Antilles dans un corps professionnel particulier, celui des fonctionnaires, après le vote de la loi d’assimilation des « vieilles colonies » en départements, le 19 mars 1946.
Sur le fond, la demande d’assimilation défendue par le député martiniquais Aimé Césaire à l’Assemblée Nationale en 1946 est une demande de progrès social considérant à la fois, les milieux les plus pauvres représentés symboliquement par l’ouvrier agricole coupeur de canne, et les fonctionnaires notamment dans les administrations. Ces derniers attendent de la loi d’assimilation, des salaires, des avantages et des postes équivalents à ceux des fonctionnaires métropolitains qui constituent la quasi-totalité des cadres. Après-guerre, leurs revendications et leurs mobilisations vont ainsi jouer un rôle capital dans la structuration vers une société de consommation dans les Antilles françaises. Cependant, avant d’y parvenir, ils seront sérieusement confrontés à un obstacle majeur : celui du maintien d’une culture coloniale française discriminante, dans les plus hautes sphères politiques.
La lutte des fonctionnaires antillais et le problème de la discrimination
En 1945, le ministère de l’Outre-Mer dirigé par Marius Moutet avait accordé des avancées sociales importantes aux fonctionnaires dits « locaux », ceux d’origine antillaise. Ce ministre avait surtout bien compris l’aspiration sociale et culturelle qui ressortait de la demande d’assimilation. Néanmoins, le vote de la loi d’assimilation coïncide avec un changement de pouvoir en France ; l’avènement de la Quatrième République en octobre 1946 avec le retrait du général de Gaulle de la vie politique, mais aussi, le retrait des communistes dans l’arène gouvernementale en 1947. Or, la majorité des députés des « vieilles colonies » étant communiste, ces derniers représentaient leur plus fidèle soutien à Paris pour l’application de la loi d’assimilation.
Au final, l’application réelle de la loi d’assimilation qui débute en 1948 est marquée du côté des fonctionnaires par un terrible revirement sur leurs récents avantages financiers. La mise en place d’une nouvelle administration départementale nécessite l’arrivée rapide de fonctionnaires recrutés en métropole. Mais pour ce faire, le gouvernement de Schuman renoue avec la vieille culture coloniale qui consiste à accorder dans l’administration des avantages très conséquents aux Métropolitains, en les justifiant par les conditions de vie locales et le coût de la vie supérieur dans les colonies. Plus profondément, l’idée est que les Européens dits plus « évolués », auraient des besoins supérieurs à ceux des Antillais et par suite la légitimité de prétendre à un plus grand standing de vie.
La persistance des différents gouvernements de la Quatrième République à appliquer cette politique discriminante, à travers plusieurs décrets entre mars 1948 et mars 1951, conduit les fonctionnaires antillais à mener deux grandes grèves générales, la première en 1950, et surtout la seconde plus retentissante en 1953. Les syndicats de fonctionnaires n’hésiteront pas à dénoncer un colonialisme d’Etat et le sentiment d’une terrible injustice causée par une discrimination raciale à peine voilée.
Dans cette lutte, syndicale, sociale, économique mais aussi idéologique, ils obtiendront gain de cause après 65 jours de grève en 1953 mettant fin aux avantages jugés les plus inconcevables par les « locaux » dans la nouvelle ère départementale. Mais surtout, ils auront obtenu progressivement d’importants avantages financiers leur permettant d’augmenter leur pouvoir d’achat. En effet, la loi du 3 avril 1950 est la première qui accorde à tous les fonctionnaires, depuis la départementalisation, une indemnité de vie chère justifiée par le coût de la vie et représentant une majoration de leurs salaires de l’ordre de 25%.
Enfin, c’est dans la continuité de cette lutte que les fonctionnaires se verront accorder un nouveau taux de majoration à hauteur de 40% en 1957, une mesure qui aura de fortes conséquences sur le plan économique et social en Guadeloupe et en Martinique, tant elle va contribuer à redessiner l’organisation structurelle de ces territoires.
Pour aller plus loin, la Conférence Caraïbe de Maël Lavenaire-Pineau, "L'histoire de la majoration de 40% des fonctionnaires dans les départements d'outre-mer (1946-1961)", Fort Fleur d'Epée (Gosier, Guadeloupe), 11 mai 2018.
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SOMMAIRE
Introduction
1. De l’abolition de l’esclavage à la Seconde Guerre mondiale
2. La lutte pour le changement social après la loi d'assimilation du 19 mars 1946
3. La Guadeloupe et la Martinique s’orientent vers des sociétés de consommation à partir des années 1960
Illustrations audio-vidéo
Bibliographie
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par Maël Lavenaire-Pineau
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, décembre 2021