Dossier Laméca
Musique et condition servile aux Antilles françaises au 18ème siècle
III. LES COLONS FACE A "LA MUSIQUE" DES ESCLAVES
A. Législation sur la musique des esclaves
Dans son article 16, l’ordonnance de mars 1685, plus connue sous le nom de « Code Noir », stipule :
Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s’attrouper le jour et la nuit, sous prétexte de noces ou autrement […]
Les sanctions prévues vont du fouet à la mort. Les maîtres eux sont punis d’amende, et la jurisprudence montre que ces amendes iront croissantes. Ces articles font écho aux articles 1 et 3 de la même ordonnance qui punissent tout exercice d’une autre religion que la « catholique, apostolique et romaine ». On a ainsi dans ces trois articles le cadre général dans lequel s’exercera la musique des assemblées d’esclaves. Qu’il s’agisse de musique de fête ou de musique religieuse ces pratiques sont d’emblée sous le signe de la clandestinité.
Cette remarque donne, a contrario, tout son sens à l’observation que les assemblées d’esclaves ne cesseront jamais. La clandestinité à laquelle la musique afro-créole était soumise n’a pas stoppé sa pratique. La multiplicité d’arrêts et d’ordonnances sur ce sujet tout au long du XVIIIème ne laisse aucun doute sur la permanence de ces pratiques. Plus intéressant encore un certain nombre de condamnations de colons (par exemple en 1759 à Saint-Marc, en 1781 à Port-au-Prince) témoignent d’une acceptation par les maîtres de ces assemblées interdites par le Code Noir. Ce dernier point illustre la pression qui s’exerçait sur les interdits, pression à laquelle les maîtres cédaient parfois. Les autorités finirent à Saint-Domingue par accepter les danses pour les gens de couleur et les Nègre libres, la journée jusqu’à… 9 heures (sic) formule curieuse lorsque l’on sait qu’aux Antilles la nuit est tombée depuis longtemps à cette heure (ordonnance du 23 mai 1772, Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions de Saint-Domingue, t. 5). Le texte comporte par ailleurs une formule remarquable – « les danses de nuit ou Kalendas » – qui signale indirectement le caractère systématiquement illicite de cette danse.
En réalité si un bilan doit être tiré de cette répression de la musique des esclaves c’est précisément qu’elle fut inefficace. De cela émerge la conclusion que sur ce point les esclaves remportèrent une victoire symbolique et que jamais les maîtres ne furent en mesure de leur interdire durablement l’espace sonore. On peut considérer que cette permanence d’une pratique musicale a joué un rôle important dans le sentiment d’identité d’une communauté et dans celui d’un lien tangible et vivant avec le passé. Car la musique (toute musique) a ceci de caractéristique qu’elle ne peut se transmettre si la tradition orale est rompue. Le fil qui maintient l’existence de la musique afro-créole va bien au-delà de la simple transmission musicale il est un signe fort d’une volonté de vivre, dans les conditions de l’ univers plantationnaire.
B. "La musique" des esclaves dans le regard des colons
Au sujet de la musique des esclaves les témoignages de colons abondent. Au-delà de la question de la transmission abordée plus haut on ne peut toutefois considérer ces témoignages comme une source d’information valide, pour deux raisons essentielles.
La première est liée aux débats intenses qui traversent les écrits sur la musique au XVIIIème siècle. Sujet philosophique autant que purement musical, la musique est intimement mêlée à l’évolution de la pensée de ce temps. Théorie de l’imitation, débats sur les frontières entre la culture et la nature, sur les caractères primitifs ou civilisés de telle ou telle culture, la réflexion sur la musique rejoint une réflexion de fond sur la nature humaine. A ce titre la plupart des témoignages sur la musique des esclaves prennent place comme arguments dans des controverses françaises voire européennes qui les dépassent. Dans ces conditions on n’est pas étonné de voir évoluer les témoignages en fonction de l’image que les européens se font de l’homme noir. Ainsi au cours de la fin du XVIIIème passe-t-on d’une description des musiques de groupe comme chez Thibault de Chanvalon (au milieu du XVIIIème) à des observations d’individus comme chez Descourtilz (fin XVIIIème début XIXème). On note parallèlement une modification des jugements sur la qualité de la musique des Noirs aux Antilles et dans le continent américain en relation directe avec l’évolution des idées comme le témoigne ce bref extrait de l’Encyclopédie qui se démarque du père Labat :
Article Calinda : danse des nègres créoles […] Le R. P. Labat prétend que les religieuses espagnoles dansent le calinda par dévotion : et pourquoi non (c’est moi qui souligne).
La deuxième raison qui interdit d’accepter sans examen critique les différents témoignages sur la musique des Noirs, observées par les colons ou les visiteurs venus d’Europe, est liée à la situation elle-même. Commentant ce qu’ils voient sur place pour nourrir l’imaginaire colonial, les témoins insistent sur la musique chantée au travail ou ailleurs comme une preuve de la douceur relative de la situation de l’esclave. A cet égard il est tout à fait éloquent de noter le silence de P. E. Isert (Voyages en Guinée et dans les îles Caraïbes en Amérique) qui est horrifié par ce qu’il voit dans les plantations et qui, précisément, n’a laissé aucune description de musique des Noirs (alors qu’il décrit de façon assez détaillée la musique des colons). A l’inverse de son attitude un témoignage comme celui de Thibault de Chanvallon s’avère profondément révélateur :
Ils [les Nègres = les esclaves] ne font aucun ouvrage qui exige quelque exercice, qu’ils ne le fassent en cadence, et presque toujours en chantant. C’est un avantage dans la plupart des travaux. Le chant les anime, et la mesure devient la règle générale.[…] Le défaut de vêtement mettant à découvert tous leurs muscles, on voit qu’il n’est pas une partie de leur corps qui ne soit affectée par cette cadence et qui ne l’exprime.
(Thibault de Chanvallon Jean Baptiste Mathieu, Voyage à la Martinique 1751-1756, p. 99)
Que l’observateur ait décrit les travaux des esclaves de cette manière est pour le moins choquant (un auteur comme L. F. Hoffman parle de description « indécente »). Comment peut-on parler d’ « avantage » à chanter, alors que les esclaves sont traités comme des bêtes de somme dont on « déchiquette la chair à coup de fouet » pour de « légers manquement » (citations tirées de P. E. Isert) ; une telle description de la musique, des chants et des rythmes dans ce contexte a donc un rôle bien spécifique, celui d’occulter la réalité de l’esclavage, pour en exonérer les colons, témoignage indirect de la montée des idées anti-esclavagistes.
On doit enfin garder à l’esprit que la description de la musique des esclaves correspond à un préjugé systématique des colons qui ne virent que ce qu’ils voulaient voir, ou entendre. C’est pour cela que l’on cherche en vain des descriptions de la cuisine, de l’artisanat, des vêtements et de toutes les manifestations qui traduisent une ou des cultures. L’existence de tels caractères lorsque les conditions en ont permis le maintien sur le long terme (les communautés marronnes de Guyane ou de Jamaïque par exemple) montre que ces observations étaient possible à l’époque où tant de témoignages sur la musique ont été enregistrés.
Malgré ces restrictions, les témoignages des colons laissent cependant quelquefois apparaître des éléments de grande importance, de façon indirecte. Comme déjà souligné il reste encore beaucoup à faire pour synthétiser des informations éparses mais on peut avoir un aperçu de cette richesse potentielle à travers un exemple puisé dans les textes coloniaux. Réapparaissant dans au moins deux textes en créole du XVIIIème du XIXème le mot guambelle pourrait bien correspondre à un terme encore en usage dans la musique guadeloupéenne. En effet, guimballe que l’on trouve dans Lisette quité la plaine du milieu du XVIIIème à Saint-Domingue se retrouve orthographié « giambel » un siècle plus tard en Guadeloupe (ce mot est précisé en note : « guimbal, danse importée par les Noirs aujourd’hui disparue »). On peut formuler l’hypothèse que giambel a à voir avec le padjenbel du gwoka guadeloupéen, et que donc l’usage du terme est fort ancien.
To ba moin bague cassette
Mon pa souchié li encor ;
Pacaya pour marré tête
Avec pendant d’oreil d’or.
Quand zote quitté guimbale
Zot fair chia la sou yo […]
Lisette quitté la plaine (Duvivier de la Mahaultière, circa 1750, Saint-Domingue texte publié par Hazael-Massieux M. C., Textes anciens en créole français de la Caraïbe, p. 97)
Moin ka vive en tristesse
Moin pédi li bonhè ;
Adieu giambel, tendresse,
Moin tombé dans malhè
Fondoc et Thérèse (P. Baudot, 1856, Guadeloupe, texte publié par Hazael-Massieux M. C., id. p. 165)
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SOMMAIRE
I. Histoire culturelle et sources coloniales
II. Musiques des esclaves
III. Les colons face à "la musique" des esclaves
IV. Fonctions de la musique des esclaves
V. Contacts de civilisation
VI. Conclusion
Bibliographie
Conférence audio
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par Dr Bernard Camier
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012-2020