Dossier Laméca
Musique et condition servile aux Antilles françaises au 18ème siècle
IV. FONCTIONS DE LA MUSIQUE DES ESCLAVES
A. Le sacré et le profane
Si les descriptions souvent citées de Moreau de Saint-Méry concernent les connaissances que les colons pouvaient avoir des cérémonies vodou au XVIIIème, il est certain qu’une partie importante de la pratique religieuse des esclaves est restée secrète. Bien plus, on ne peut exclure que certaines manifestations décrites sans autre précisions aient été religieuses dans leur principe. On peut penser à ce sujet à ces descriptions de danses synchronisées effectuées par plusieurs centaines de participants dont parle, non sans admiration, le colon Thibault de Chanvalon :
J’ai vu sept ou huit cent Nègres, accompagnant une noce au bruit d’une chanson ; ils s’élevaient en l’air, et retombaient tous en même temps ; ce mouvement était si précis et si général, que le bruit de leur chute ne formait qu’un seul son.
(Thibault de Chanvalon, id., ibid.)
Sur ce sujet les indices sont nombreux mais la synthèse encore délicate comme le montre l’analyse du « banza du Schoelcher ». Faute de détail il n’est pas encore possible de démêler ce qui appartenait au domaine profane et ce qui relevait du domaine sacré. Pour ne prendre qu’un exemple une mention comme celle de G. T. Mollien citée plus haut à propos d’une fête organisée par une esclave peut très bien renvoyer aux deux aspects, profane et sacré, indissociables dans certains cas pour l’œil non averti.
Quelles que soient les difficultés d’établissement des faits il semble néanmoins possible d’identifier des fonctions différentes dans la musique des esclaves, mais ces fonctions semblent en première analyse ne pas être totalement distinctes dans le cadre de la situation particulière de l’esclavage comme le montre un exemple étranger, celui de la conspiration d’Antigue de 1736. Menée sous le nez des colons qui n’en comprennent pas le sens et de ceux des esclaves qui étaient étrangers au groupe ethnique, les Kromantis d’Antigue se préparent au combat contre les colons dans une cérémonie qui paraît être un divertissement mais qui est en fait une parade guerrière, identifiables comme telle par les initiés seuls :
This seems to be the Master Piece of the Plot, and was to be done in open Day light by a Military Dance and Shew, of which the Whites, and even the Slaves (who were not Coromantees not let into the secret) might be spectators. [...] This Dance without the Oath is often used in the Coromantee Country as an Entertainement, and upon other innocent Occasions, but when attended with the Oath, is for certain a Declaration of War.
(The Pensylvania Gazette, Philadelphia, B. Franklin ed., 1737)
Traduction :
Cela semble être la pièce maîtresse de la conspiration, et devait être réalisé en plein jour avec une danse guerrière et un ? (Shew=Show ?), dont les Blancs et même les esclaves (qui n’étaient pas Cromantis et pas mis dans la confidence) devaient être spectateurs. La danse sans le serment est souvent utilisée en pays cromanti comme divertissement, et dans d‘autres occasions anodines, mais exécutée avec le serment était de façon certaine une déclaration de guerre.
La cérémonie se déroule au vu et au su de tout le monde et seule la trahison d’un esclave compromet son issue. Un exemple similaire nous est fourni à Saint-Domingue par la tradition de la cérémonie bien connue du Bois Caïman, prélude à l’insurrection généralisée des esclaves de la partie nord de Saint-Domingue en août 1791. Même si la réalité, sous cette forme, de cet évènement fondateur de l’histoire haïtienne est contestée par certains, la description des éléments rituels correspondent en tout point à ce que nous apprend la conspiration d’Antigue : il y a là une pratique qui correspond à la réalité de l’époque.
B. Temps, oeuvre et résistance
Dans une société où l’individu esclave n’a aucune prise sur « son » temps, le maître est souvent vu comme jouissant d’une « plus-value temporelle », c'est-à-dire d’un temps qu’il vole à l’esclave pour se l’accaparer et l’accumuler. Dans ce registre de la dépossession qui marque en permanence la vie de l’esclave la musique va jouer un rôle capital, pour redonner à ceux qui en sont privés la maîtrise de leur temps. Car jouer de la musique c’est maîtriser le temps de la prestation (le terme « maîtrise » est, dans ce contexte, lourd de sens). De là l’importance que la musique a pu avoir comme forme de résistance au sens le plus simple du terme (celui de résistance à l’effort) ; il s’agit en effet au-delà de toute forme d’opposition de résister aux conditions de vie, de se maintenir en vie et de garder des forces. C’est sous cet angle que l’on peut comprendre les indications laissées par les colons sur les grandes distances faites pour participer à un calenda et les longues durées nocturnes que ceux-ci pouvaient avoir. On comprend mal en effet que des individus épuisés par les travaux quotidiens aient eu la force et l’impulsion nécessaire pour veiller et se dépenser si cela n’avait eu une importance vitale pour eux.
En prolongeant l’analyse on peut comprendre également l’utilisation de la sphère coloniale comme une forme subtile de résistance et d’affirmation de soi. Car les musiciens esclaves qui participaient à l’exécution de musique coloniale dans les habitations voire sur les scènes des spectacles jouissaient d’un privilège unique, ils pouvaient accéder à une forme d’œuvre créatrice. Si l’on considère que le statut de l’esclave s’accompagnait de la privation de toute forme d’appropriation de son travail, alors le fait de jouer d’un instrument pour produire de la musique dans la société des colons était une occasion très rare de pouvoir être auteur. La valorisation n’était pas que symbolique car, très concrètement, un esclave musicien coûtait plus cher. Plus profondément on saisit là une des données de fonctionnement de la société esclavagiste ; c’est dans les interstices de l’ordre social que s’est exercé une forme de pression venue du monde des esclaves. En effet si des esclaves ont pu devenir instrumentistes c’est, en particulier, parce que cette fonction musicale était peu valorisée chez les colons. De façon générale aucun Blanc aux Iles n’aurait été tenté par une activité que pouvait exercer à sa place un esclave. La musique instrumentale au sein de la population esclave a donc bénéficié d’une faille chez les européens, si l’on peut dire.
De tout cela il ressort que la musique a contribué à véhiculer une image positive du musicien tenant à la fois à l’importance de la dimension du temps et de la part de liberté contenue dans la production musicale. Sur ces plans la musique n’est pas un aspect marginal de la vie dans le monde des esclaves elle est au cœur même de cette expérience.
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SOMMAIRE
I. Histoire culturelle et sources coloniales
II. Musiques des esclaves
III. Les colons face à "la musique" des esclaves
IV. Fonctions de la musique des esclaves
V. Contacts de civilisation
VI. Conclusion
Bibliographie
Conférence audio
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par Dr Bernard Camier
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