Dossier Laméca
Musique et condition servile aux Antilles françaises au 18ème siècle
V. CONTACTS DE CIVILISATION
A. La musique afro-créole dans la vie des colons
On observe dans ce domaine comme dans d’autres une donnée importante de la mentalité coloniale : les colons écrivent une chose (textes littéraires ou juridiques) mais en font une autre. Ainsi en est-il de la présence de musique afro-créole dans les spectacles coloniaux. On a en effet de nombreux exemples de danses afro-créole exécutées sur scène par des acteurs blancs, dont tout indique qu’elles n’étaient pas parodiques. Il pouvait s’agir de danses exécutées pour elles-mêmes ou d’accompagnement par des « danses analogues » de sujet traitant de la vie des esclaves. On connaît l’existence troublante, par exemple, d’une pantomime intitulée Arlequin mulâtresse sauvée par Macandal (Affiches Américaines, Port-au-Prince, 4 mars 1786) qui témoigne clairement de la possibilité de représentation sur les scènes des colonies de certains aspects de la vie et de l’histoire des esclaves (représentée en 1786 cette pantomime dont nous ne connaissons que le titre prend pour personnage le marron probablement le plus célèbre de Saint-Domingue exécuté environ trente ans plus tôt, en 1758).
Les colons semblent avoir également intégré certains éléments de musique afro-créole dans leurs pratiques si l’on en croit Moreau de Saint-Méry (Danse) qui signale un « menuet congo » très prisé par les colons, et que l’on entendait dans les soirées de danses (les redoutes) strictement réservées aux Blancs.
On peut enfin noter qu’un certain nombre d’ordonnances et d’arrêts laissent apparaître des contacts encore beaucoup plus nets entre Blancs et Noirs, les bals des gens de couleur dans lesquels, nous disent les textes, les Blancs pouvaient côtoyer des esclaves et des libres de couleur. Nous ignorons la musique qui était pratiquée dans ces soirées mais nous pouvons imaginer qu’un tel contexte était propice à des échanges de styles musicaux, de par la diversité des participants eux-mêmes.
On a donc au vu de ces éléments de nombreux témoignages d’une assimilation par les Blancs d’éléments de la musique afro-créole dans les pratiques et probablement les contenus musicaux. On doit toutefois noter comme cela apparaîtra clairement plus loin que la dimension créole lorsqu’elle est annoncée ne concerne pas toujours une forme métissée de contenu musical (au sens banal du terme de combinaison d’éléments de provenance diverses afro-créole et européenne). Ainsi l’annonce par un auteur d’une ouverture de sa composition « en petits airs créoles » doit être interprétée dans ce contexte comme une succession d’airs prisés par les Blancs, mais sans connotation métissée. Dans le nord de Saint-Domingue un air ayant des résonances afro-créole aurait été qualifié de « nègre » comme on peut le vérifier sur les productions que nous connaissons.
B. Jeannot et Thérèse et la minstrelsy
Les colons pouvaient intégrer des esclaves ou des Noirs libres dans leurs divertissements publics comme ce spectacle africain à Pointe-à-Pitre dans lequel on embauche un certain Joseph, esclave préalablement affranchi par mariage :
[…] ledit Joseph ayant, comme il est dit, ratifié ladite convention, et par reconnaissance tant envers ledit M. de Bovis qu’envers ledit sieur Gossec, s’engage dans la troupe africaine pour le temps et l’espace de six années, à compter dudit jour premier juin dernier, pour y jouer tous les rôles qui lui seront distribués et enseignés. […]
(Archives Nationales Section d’Outre-Mer, Notaire Nielly, 3 septembre 1777 cité par PEROTIN-DUMON Anne, La ville aux îles, la ville dans l’île, Basse-terre et Pointe-à-Pitre 1650-1820, p. 868)
Une telle situation reste toutefois exceptionnelle et correspond peut-être à une pénurie de comédiens blancs. Pour l’essentiel ce n’est pas sous cette forme que les esclaves sont présents mais à travers la représentation que les colons se faisaient d’eux. Ces derniers étaient présents derrière le maquillage (comédiens à visages noirs) que portaient les acteurs et chanteurs blancs, faisant de ces représentations une préfiguration de ce que l’on appellera plus tard les minstrels, en Amérique du Nord. Ces représentations d’esclaves étaient néanmoins rares. La production coloniale comprend, en effet, un certain nombre d’œuvres aux sujets locaux, mais en réalité ceux qui concernent de près ou de loin l’esclavage proprement dit sont peu nombreux.
La seule pièce de ce type dont nous ayons le texte complet, Jeannot et Thérèse de Clément créée au Cap en 1758, se présente comme une parodie « nègre » du Devin du village de Rousseau. Que cette parodie soit en créole est naturel car c’est, comme le dit une annonce de spectacle, le langage que tout habitant emploie avec « ses nègres » (nègre entendu au sens d’esclave). L’étude du contenu et de la réception de cette pièce est particulièrement instructive pour ce qui concerne la relation entre cultures. En réalité la totalité de la musique est d’origine française (à l’exception d’un « air noté » de l’auteur perdu), mais la mise en scène de cette façon des esclaves et les danses « analogues » (c'est-à-dire afro-créoles) qui accompagnaient certaines représentations traduisent un regard particulier sur le monde des esclaves qui n’est pas sans rapport avec ce que l’on appelle la minstrelsy, c’est-à-dire l’attitude particulière des colons qui donne naissance aux minstrels, formes parodiques de la culture des esclaves. Il y a toutefois une différence significative avec les minstrels dans la mesure où cette parodie n’est en réalité pas une caricature de la musique ou des attitudes des esclaves mais un placage de situations venues de l’opéra-comique français sur un contexte supposé nègre. De cette combinaison émerge un ressort comique qui nous échappe en partie mais dont les dominguois étaient friands. On y retrouve la donnée principale de ce que seront les minstrels du sud des Etats-Unis au XIXème, une ambivalence fondamentale vis à vis de la culture des esclaves, reposant sur une certaine forme d’estime inavouable de la part des colons. Fait remarquable et révélateur lorsque cette pièce est annoncée dans le nord de Saint-Domingue elle est qualifiée de « nègre », mais de « créole » ailleurs à Port-au-Prince ou Léogane, signe que la réalité d’une culture commune n’est pas admise par tous les colons.
Pour en savoir plus sur la pièce Jeannot et Thérèse, voir notre précédent dossier documentaire sur lameca.org : La Musique Coloniale des Antilles Françaises au XVIIIème Siècle.
Dans ces conditions on doit considérer avec attention le phénomène exactement opposé qui est la manière, critique, dont les esclaves concevaient la musique des Blancs. Au-delà de l’exécution de concert ou de celle, privée, qui correspondait à l’usage exclusif des colons nous avons quelques rares indications de pratiques « ironiques ». Les témoignages que nous avons sur ce point semblent indiquer que dans certains cas les musiciens noirs, jouant de la musique occidentale, reproduisaient en les exagérant les poses et manières de jouer des colons. En réalité dans le texte de Moreau de Saint-Méry ci-dessous, il semble y avoir un malentendu et le rieur ne paraît pas se douter qu’il est lui-même l’objet de raillerie, phénomène dont les colons étaient pourtant avertis. Si toutefois, dans l’hypothèse inverse, le rire était partagé cela indiquerait au delà des textes théoriques une certaine connivence culturelle.
Les nègres domestiques, imitateurs des Blancs qu’ils aiment à singer, dansent des menuets, des contredanses, et c’est un spectacle propre à dérider le visage le plus sérieux, que celui d’un pareil bal, où la bisarrerie (sic) des ajustemens (sic) européens prend un caractère quelquefois grotesque.
(Description, p. 69)
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SOMMAIRE
I. Histoire culturelle et sources coloniales
II. Musiques des esclaves
III. Les colons face à "la musique" des esclaves
IV. Fonctions de la musique des esclaves
V. Contacts de civilisation
VI. Conclusion
Bibliographie
Conférence audio
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par Dr Bernard Camier
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012-2020